JE VOIS CE QUE VOUS NE VOYEZ PAS

  


Et voici cette brèche ouverte par un son,
un rapport de mots, une liaison d’images,
qui permet de voir là où on ne faisait que regarder.
                                                    Lorand Gaspar


Je vois ce que vous ne voyez pas le délicat détail de l’immédiat 
L’éclat du temps qu’aucun appareil photographique ne sait fixer
 
Je vois dans le ciel pommelé de grands navires chargés du gui des poésies 
Je vois les amoureux de Chagall peints sur les volets des maisons
Je vois la petite chouette d’Athéna sur le dos des ânes montant au Parthénon
Mais la femme nue de Magritte je ne la vois pas cachée dans la forêt 
Je vois l’oiseau en suspens de la Crau, le faucon crécerellette,
venant brouiller les images du llano, des pampas et des bœufs
dont les os deviennent les feuillets d’un livre blanchi par les vautours
 
C’est un moment de fusions diverses où l’étrangeté d’être-au-monde est acceptée
 
  Je vois le soleil de nuit dansant la sardane sur un mur de Miró
Je vois la cuisine où nous vivions face à l’étable des vaches
Je vois le corridor et ses carreaux à fleurs bleues entrelacées
Où je jouais au palet à la marelle et à tous les jeux de Rabelais
Je vois Monet qui prend le frais devant ses nénuphars
Le cri des canotiers Pulchérie! Népomucène!  
Je vois le père Prévert sous l’œil de son copain Doisneau
Avec son ballon de rouge et son toutou à ses pieds
Sur le quai Saint Bernard près de la Seine
 
   
Je vois depuis l’étang de Berre la Sainte Victoire
Ligne incertaine Vague chapeau de gendarme Morceau de craie 
Je vois mes vaches s’envoler du pré de las Naouzos
Changées en vautours ou en chevaux légers  
Je vois sous l’arc-en-ciel une pièce de neige et d’or
Je vois l’ogre qui gîte juste au-dessus de ma maison
Je vois Gertrude Stein devant un fil de fer tordu par Calder
Je vois les noms de fleurs de tous les continents
Les suppléments aux voyages du siècle des Lumières

 

Je vois mes deux amandiers des Martigues
Qui me transportent vers l’Arles de Vincent
Je vois mes yeux qui sont poissons de l’Arize ma modeste rivière
Remontant aux sources de l’Orénoque que Colomb prit pour Paradis
Je vois mes dents qui sont serpents et qui avalent toutes mes peurs
Avec la plume des ancêtres et les Esprits du grand Cosmos
 

 Je vois ma bouche qui est un rêve de lune rouge et d’étoile de mer
Je vois mon cœur qui chante l’invisible
Monté sur un cheval sous les nuages noirs
Et je vois mon image qui balaie tout cela :
le cœur les dents la bouche sur ce papier
qui rend visible le mystère des masques
                et l’énergie de l’Art

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