Quand sous la lumière tu te mets en route La douleur sur toi lève ses paupières
DIALOGUE Dans mon lit seul je lis un dialogue à trois comme un monologue pluriel Il parle de la perte des liens de communauté et de voisinage dans un monde fin de siècle devenu impitoyable Dialogue le problème selon moi c’est dans une société d’abondance des individus qui jouent leur vie au jour le jour sans réel projet Je lis au lit recopier m’est une douce thérapie pour réaliser mes projets il me faudrait vivre mille ans Quel est le lien entre l’individu et le domaine public en crise ? Entre le monde des objets réels et le monde hallucinatoire qui s’affiche sur les écrans avec leur publicité ? Dialogue interrompu je ferme les yeux avec dans ma tête l’éclat de cette dernière remarque en réalité rien n’est jamais privé même quand vous rêvez vous vous servez de mots que vous empruntez à la langue que vous parlez Je ne suis pas prêt de me rendormir
DIALOGUE À TROIS (suite) C’est la seconde nuit que je me joins depuis mon lit au dialogue à trois qu’un petit livre cinq lustres après son enregistrement a pieusement recueilli Leurs acteurs entre temps sont passés de vie à trépas mais l’éditeur a bien fait de considérer que leurs questions et la manière de les envisager demeuraient fondamentales Entre mes deux nuits confidences pour confidences je suis passé devant une fonctionnaire de ma mairie pour remplacer mon passeport périmé Mais mauvaise surprise en attendant le nouveau elle m’a piqué l’ancien : propriété de l’état m’a-t-elle intimé Mince j’aurais bien aimé conserver les tampons de mes voyages traces perdues désormais Du coup je feuillette mélancoliquement le passeport de ma défunte épouse 20 septembre 2009 entrée Police Marrakech Manara passeport propriété de nos chers et chères disparu.e.s Dommage que mes interlocuteurs d’une nuit n’aient pas eu à débattre du sujet mais en lisant entre les lignes je parviens à extraire ceci : L’image du moi : qui suis-je ? Question sans fin, bien sûr. n.b. pour prolonger la remarque j’ajoute que j’ai fait modifier mon « apparaître » : sur l’ancien document on lisait couleur des yeux : marron après vérification les yeux dans les yeux ma charmante hôtesse d’accueil a admis qu’ils étaient marron vert.
TROISIÈME NUIT Le dialogue s’est interrompu mais un quatrième larron a cru bon vingt ans après d’écrire une postface. Là je ne suis plus : le dialogue vif et généreux dans l’échange s’est transformé en pensum indigeste et je fuis ceux qui veulent me contraindre à penser comme eux. Faute de mieux, car j’avais prévu de converser trois nuits d’affilée, je me réfugie dans le livre d’un diariste écrit à Paris en mai 68. La mémoire se fait mesure de l’éternité de l’instant. J’accroche ce premier aphorisme que j’aurais bien mis en exergue si je l’avais connu de mon recueil publié le deuxième trimestre 2008 par la Librairie-Galerie-Racine, à deux pas de la place de l’Odéon. Son titre était Une minute d’éternité et son sous-titre Poèmes de l’instant. Je le rouvre pour voir. Pas trop longtemps tout de même car sous les vibrations, diaprures, franges et résonances de l’instant*, la nostalgie de la perte et de poèmes brisés l’emporterait. Éteindre la lampe qui nous tenait en éveil et voir passer les poèmes qu’on n’écrira jamais.
*Jacqueline Saint-Jean