ALORS QU’EST-CE QUE T’AS ÉCRIT CETTE NUIT ? 13 Sur la voie et avec la voix de Roland Barthes (et de Montaigne)

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LA VOIX ET LA VOIE DE ROLAND BARTHES

-Alors qu’est-ce que t’as écrit cette nuit ? -J’ai entendu la voix de Barthes qu’un étudiant avait enregistrée lors de ses cours de 1977-78 au Collège de France et dont on m’avait offert vingt ans après leur transcription. Du coup je m’y suis remis. -Tu as tout relu ? -Oh non ! surtout pas. Le maître m’aurait grondé. J’ai picoré des passages selon 26 mots recopiés à la fin dans l’ordre alphabétique de A : Aporie jusqu’à Z : Zen. -Un Barthes et ça repart ! -Oh pas si simple ! Avant oui, de son vivant, en mon jeune âge. Mais de l’eau a coulé sous les ponts de celui qui livrait à ses étudiants ses cours de « Sémiologie Littéraire ». Bref, si à la relecture je conserve beaucoup d’attraits pour le Roland bienveillant, délicat, paraissant parler dans un demi-sommeil, oscillant, en retrait, etc, tout un autre pan de sa personnalité est tombé, le côté gourou, maître malgré lui, néologisant, en quête de modernité et…fascisant. – Fascisant ? -Ah tu as oublié que dans un certain sens, la langue est fasciste. -Et quel est ce sens ? -Relis sa Leçon, son cours inaugural du 7 janvier 1977 au Collège et débrouille-toi avec son assertion. (Entre parenthèse j’ai écouté cette leçon retransmise en direct depuis la pièce que j’occupais alors dans un petit village des Hautes Pyrénées alors qu’il neigeait alentour. C’était magique.) Mais je vais reprendre le côté Barthes toujours opérant presque un demi-siècle après. Ses avancées par touches successives, digressions, références tirées de derrière les fagots, toutes ses postures que je vais rabattre sur une notion qu’il examine longuement en ce cours qui portait le titre de Le Neutre ; cette notion ou catégorie, c’est La Retraite. (chose dont au sens usuel, « prendre sa retraite » il n’a pas profité, la mort accidentelle l’ayant rattrapé). -Mais toi, à cet égard, tu es en pays de connaissance. -Oh que oui ! La présente Réforme des retraites vient de mettre la France à feu et à sang, alors que moi-je, j’en jouis depuis dix-huit ans ! Et, (j’ai failli ajouter) je me porte comme un charme. Je sais qu’il ne faudrait pas le proclamer, puisque la mort peut venir me prendre du jour au lendemain, et tu es hélas la mieux placée, pour savoir le coup dur que j’ai dû encaisser à ta disparition, mais quand je lis la fin de vie des grands génies du temps passé, je mesure l’immense chance que je dois un peu à moi-même, mon mode de vie, beaucoup et pour l’essentiel à la Science médicale. Tiens, Barthes avait eu l’idée de lire à ses jeunes étudiants, un des derniers sonnets de Michel Ange, que je vais à mon tour te révéler : Mon amie est la mélancolie, mon repos mes tourments. La flamme de l’amour est éteinte, l’âme usée. Je babille comme une guêpe dans un pot. Je suis une besace pleine d’os et de tendons et j’ai des pierres dans le ventre. Mes yeux sont troubles et malades, mes dents branlent quand je parle. Mon visage est une image de l’épouvante. Ah ! Michel mon Ange, si tu me voyais cinq siècles après, entendre en stéréophonie les musiciens de ton époque, Palestrina et Gabrieli, et directement dans mes oreilles grâce à une prothèse qui me permet d’utiliser l’application Bluetooth,  (en ce moment c’est The peacoks de Bill Evans), si tu savais combien mes verres progressifs me permettent d’y voir clair, (je ne te parle pas de la chirurgie de la cataracte qui consiste à remplacer le cristallin opacifié par une lentille synthétique transparente qui restera en place pour le reste de la vie), et après l’œil, les dents toutes (ou quasiment) en place ou remplacées. Bref, toutes les conditions pour que notre corps puisse jouir des bons côtés de la vieillesse, l’expérience et l’appétit pour chaque jour comme s’il était le dernier, tout le contraire « de ces grimaces difformes et pitoyables ». Montaigne l’a écrit mieux que quiconque : Je n’ai pas d’autre passion que l’amour qui me tienne en haleine. Ce que l’avarice, l’ambition, les querelles, les procès font à l’endroit des autres qui, comme moi, n’ont point besoin de vacation assignée, l’amour le ferait plus commodément : il me rendrait la vigilance, la sobriété, la grâce, le soin de ma personne, rassurerait ma contenance à ce que les grimaces de la vieillesse, ces grimaces difformes et pitoyables, ne vinssent à la corrompre ; me remettrait aux études sains et sages, par où je me pense rendre plus estimé et plus aimé, ôtant à mon esprit le désespoir de soi et de son usage et le raccointant à soi.

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