MACHINA MEMORIALIS





L’art est un labyrinthe infini d’enchaînements.

Lev Tolstoï





Machina memorialis : contre le sentiment d’abandon

devant sa planche d’écriture,

chacun.e à sa manière construit cette machine

qui fabrique des images.





La plupart en font « tout un cinéma »,

prenant le mot au premier degré,

et quelques autres, l’immense minorité*,

continue à les créer…sur du papier.





Cette nuit, en vrac, ce sont

les escaliers à double révolution de Chambord,

la tapisserie de Bayeux avec la broderie figurant la comète de 1066,

un photo de Borges, aveugle, feuilletant avec le plus grand des sérieux

une encyclopédie,

et ce dessin étrange que l’auteur de ce texte fit,

avec une plume trempée dans son encrier Waterman,

le dix février 1981.

*c’est ainsi que Machado désignait les « poètes ».

10/02/2021

sur un de mes cahiers d’écolier

UNE LETTRE QUI N’A RIEN D’UNE MACHINE ÉCRIVANTE





Les Martigues                                                                                                 Coupet

30 mars 2020                                                                                            30 novembre 1794





« J’ai besoin que vous m’aimiez ». Si c’était phrase n’était pas écrite, ainsi, vers la fin de la lettre, on ne serait pas si sûr, de ce besoin d’amour.

Je la lis en aveugle, ignorant le nom de l’auteure. Car c’est une femme, mais, curieusement une seule phrase l’atteste : « Ah ! suis-je destinée à ce bonheur ». Sans ce petit « e », on n’en serait pas si sûr. Oui, l’identité de celle qui s’adresse au comte Adolphe Ribbing, flotte.

Entre le côté, je me livre à toi : « Te revoir, te revoir ! » et la face, disons, c’est le mot qui me vient, emberlificotée. On a même l’impression à certains passages qu’il y a un tiers qui s’immisce entre l’épistolière, qui ne paraît pas être son amante, et le destinataire.

Bon, mais quel intérêt me direz-vous de lire, plus de deux siècles après, cette « machine écrivante », cette expression plagiat anticipé de nos auteurs des années de braise du structuralisme, est en effet venue sous la plume de cette écrivante qui l’a en plus, se rendant compte peut-être de son effet d’hapax, soulignée.

Quel intérêt ? Eh bien celui de s’attacher à cet écrit unique, depuis un lieu dont on ignore la situation sur une carte de France, cet écrit vibrant d’existence.

Car, soudain, à force de patience et de s’obliger à ne pas « tourner la page », nous voilà pris au piège de cette humanité qui se dégage de l’ensemble, les mots, les lignes et la graphie.

Cette « madame » semble, par ailleurs, être reconnue pour ses talents d’écriture. Une écrivaine ?

Mais sa lettre tendre et inquiète, qu’elle adresse à celui qu’elle désigne d’emblée comme se moquant «  de toutes ses funestes colères », sa lettre sans retenue, avouant ses faiblesses et le besoin insensé d’avoir quelqu’un de sûr sur qui s’appuyer, « je veux un guide », cette lettre se veut au-delà de cette « littérature qui me distingue »…

(la fin de ma page en A4 interrompt mon propos)





EXTRAITS

Tu as bien raison, mon unique ami, mon angélique Adolphe, de te moquer de toutes mes furieuses colères.

…Te revoir, te revoir ! Ah ! suis-je destinée à ce bonheur ? Mon sang s’arrête dans mes veines quand mon imagination si souvent funeste s’essaie un moment à me représenter que mon Adolphe ouvrirait la porte d’une chambre où je serais, que ce visage céleste éclairerait tout ce qui m’environne, qu’il serait là.

…Peux-tu être assez ridicule pour me demander de ne pas transformer mon ami en machine écrivante ?

Je t’abandonne bien toute cette littérature qui me distingue et je consens qu’Achille ne soit point Homère. Mais est-il une machine quand il écrit à son amie ? Mais est-ce un supplice pour lui de consacrer deux heures par semaine à lui éviter une grande peine, à lui donner un suprême bonheur ?

…J’ai besoin que vous m’aimiez ; toutes les preuves m’en sont nécessaires. Mais sous aucun autre rapport je ne veux influer sur vous, je veux un guide, loin d’en servir, et, parmi les mille et un motifs de ma tendresse pour vous, je compte cette fermeté de caractère sur lequel il me sera doux de m’appuyer.





QUI SUIS-JE ?

Maintenant je sais quel est le nom de l’épistolière et qui était Adolphe Ribbing ?

Essayez, vous aussi de la découvrir, mais si vous utilisez un moteur de recherche du web, le jeu n’en vaudra pas la chandelle.

Vous êtes autorisé cependant à aller y regarder après coup.

1 Pour le lecteur curieux quelques indices pour qu’il découvre, sans coup férir, le nom de l’honorable correspondante.

Une romancière effectivement, mais bien plus, une femme qui se distingue en écrivant des « livres essentiels pour le renouveau littéraire » (sic) des traités politiques et moraux.

2 Pour cette lettre écrite rappelons-le en 1794, Madame de. , fille du dernier grand ministre connu de Louis XVI avait…28 ans.

3 La présentatrice de la lettre précise que le destinataire, le comte Adolphe Ribbing, était un républicain suédois.

4 Mais ce cher comte vénéré fut tout de même partisan d’un complot qui aboutit à l’assassinat de Gustave III, roi de Suède.

5 Passion, passions, comme elles agitaient alors cette impeccable Romantique !





DÉVOILEMENTS

Germaine De Staël (1766-1817) écrit depuis Coppet (en Suisse près du lac Léman) au comte Adolphe Ribbing, un républicain suédois dont elle est amoureuse.

« De son temps, Mme de Staël avait « mauvais genre » : un mari, quinze amants, cinq enfants et, surtout, prétendant penser et écrire, comme un homme ! »

Extrait de son dernier biographe, Michel Winock. (2010) Le talentueux historien avoue que donnant ses cours sur les idées politiques de cette époque, il évoquait la fille de Necker, comme la seconde de Benjamin Constant. Une injustice.

Germaine de Staël, en effet, outre sa Correspondance, écrit plusieurs ouvrages majeurs et dans tous les « bons » genres cette fois : essai, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, romans : Delphine (1802) Corinne ou l’Italie (1810), histoire avec sa grande H (Napoléon la tint 10 ans en exil) : De l’Allemagne, Considérations sur les principaux évènements de la révolution.

Fille des Lumières, « la raison qu’elle entend servir se conjugue avec l’enthousiasme et la mélancolie, ses sœurs jumelles, pour former ce mélange détonnant qui fait de la vie (et de l’œuvre) de Germaine de Staël, une matière toujours en fusion ». M.W.

ILLUSTRATIONS

Fac-similé : lettre au Comte Adolphe Ribbing.

Portrait et autographe.

machine écrivante