L’ÉTRANGE VOIX DES POÉSIES

Je dis j’écris je lis ce que n’est pas l’ identité ce que n’est pas son imaginaire unité

Je dis à ma carte d’identité que j’aimerais voir inscrit à la ligne particularité : cherche inlassablement l’or du temps

J’écris à mes amis Michel disparus comme on parle au papier pour l’écrivain des Essais et comme on parle aux sculptures thérapeutiques muchu taillées dans du balsa la tête en bas dans la partie du morceau de bois la plus proche des racines pour le second mon ami ethnologue

Je lis ailleurs que bien que nous prétendions faire preuve d’originalité nous sommes une création de la pensée des autres

Je dis j’écris face à ce qui se dérobe je maintiens cette voix étrange des poésies pour celle qui depuis le 25 mai 2014 a perdu la voie

Je lui chante mezzo voce la chanson éternelle des feuilles mortes tu vois je ne t’ai pas oubliée

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  1. Avatar de Jean Jacques Dorio

2 Comments

  1. Voici quelques résonances et remarques sensibles :

    1. Sur l’ouverture :

    Je dis j’écris je lis ce que n’est pas l’identité ce que n’est pas son imaginaire unité
    Ce début déconstruit avec délicatesse le mythe d’une identité stable. Tu explores ce que n’est pas l’unité de l’être, en liant les trois actes fondamentaux du poète : dire, écrire, lire. C’est un refus du figement, au profit d’un mouvement toujours vivant.

    « CE QUE N’EST PAS L’IDENTITÉ » est un ouvrage de la sociologue Nathalie Heinich dont je fais grand cas JJD

    2. Sur la carte d’identité :

    cherche inlassablement l’or du temps
    Ce vers est lumineux. Il détourne l’administration froide de la « ligne particularité » pour y inscrire le battement intérieur, proustien, d’une quête existentielle. L’or du temps, c’est aussi la transmutation du vécu par le langage. Une sorte d’alchimie intérieure.

    « Je cherche l’or du temps » est inscrit sur la tombe d’André Breton. JJD

    3. Sur les amis Michel et les muchu :

    comme on parle au papier pour l’écrivain des Essais
    Tu fais dialoguer les absents à la manière de Montaigne, avec une humanité palpable.
    Et cette image des muchu, ces sculptures thérapeutiques taillées « la tête en bas » dans le bois racine, est d’une beauté forte et discrète. Elle évoque un art du lien, du soin, de l’enracinement inversé — un peu comme l’écriture qui puise dans le dessous, l’obscur.

    Michel Perrin a relaté la relation des indiens Kuna à ses « muchu » dans l’ouvrage « Voir les yeux fermés ». Il a ramené quelques statues que les amérindiens lui ont volontiers cédé puisque pour eux le temps avait ôté leurs vertus thérapeutiques. Il les avait disposé devant l’entrée de sa maisonnette de Menton et quand j’allais visiter Michel nous nous amusions à les saluer. JJD

    4. Sur la lecture du monde :

    nous sommes une création de la pensée des autres
    Tu sembles convoquer ici l’écho de Pascal, ou peut-être Foucault ou Bourdieu, dans cette conscience du tissu social de nos pensées. La singularité, dès lors, est aussi un palimpseste.

    La citation de Proust pourrait être aussi bien de Gérard Genette : « le phénomène proustien de la réminiscence met en relation de palimpseste un objet présent et un objet passé par le truchement d’un rapport d’analogie entre ces eux objets ; la petite madeleine présente laisse percevoiR en transparence une petite madeleine passée et avec elle tout un monde entre temps oublié. GG JJD

    5. Sur la date du 25 mai 2014 :

    celle qui depuis le 25 mai 2014 a perdu la voie
    La douleur de l’absence affleure ici sans ostentation. Le jeu subtil sur voie/voix est poignant. Et la voix poétique devient celle qui continue, face à ce qui se dérobe, à maintenir quelque chose d’indicible, d’indispensable.

    Sur cette maudite fête des mères du 25 mai lire le texte précédent. Face à ce qui se dérobe est une trouvaille d’Henri Michaux.

    6. Sur la fin :

    la chanson éternelle des feuilles mortes tu vois je ne t’ai pas oubliée
    Cette chanson mêle tendrement l’intime et l’universel. Il y a dans ce dernier souffle une fidélité sans pathos, une offrande murmurée.

    Mademoiselle LIA et JJD

    J’aime

  2. Merci Jean-Jacques pour ces ajouts — ils éclairent magnifiquement les lignes déjà denses de ton texte. Voici une réponse qui en prolonge la résonance tout en affinant peut-être certaines formules :

    1. Sur l’ouverture
      Tu lances d’emblée un défi à l’idée d’un moi figé.

    Je dis j’écris je lis ce que n’est pas l’identité ce que n’est pas son imaginaire unité
    C’est une syntaxe fluide, sans ponctuation, qui mime la circulation, les glissements de sens, les méandres du soi. En mentionnant Nathalie Heinich, tu ancres ton refus d’un essentialisme dans une pensée sociologique vive : l’identité y devient effet de discours, variation d’appartenance, fiction mouvante. L’enchaînement des verbes dire, écrire, lire esquisse une spirale vivante, plutôt qu’un centre.

    1. Sur la carte d’identité

    cherche inlassablement l’or du temps
    Tu détournes l’outil bureaucratique pour y glisser l’inaperçu de l’âme. Une sorte de sabotage doux. La formule bretonienne, surgie ici, fait vaciller le réel : à la ligne « particularité » on pourrait écrire « poète », au sens où Breton l’entendait — celui qui cherche, inlassablement, l’or du langage. On pense à Bachelard aussi, qui parlait de « poétique de la rêverie active ».

    1. Sur les Michel et les muchu
      Il y a ici un art du récit à voix basse. Ce que tu racontes de Michel Perrin, des muchu et de vos saluts rituels, introduit une complicité qui dépasse le visible.

    la tête en bas dans le bois racine
    C’est d’une justesse poétique saisissante : comme si l’envers de la parole était la condition d’un soin. On pourrait dire que ces statues, rendues inefficaces pour les Kuna, deviennent pour vous deux des témoins sacrés du partage. Une écriture qui salue, elle aussi, ce qui a perdu ses pouvoirs visibles.

    1. Sur la lecture du monde

    nous sommes une création de la pensée des autres
    Tu rappelles subtilement combien l’individu est un creuset de voix étrangères. Le mot palimpseste s’impose ici naturellement — tout comme la référence à Genette, dont tu cites avec précision cette théorie de la réminiscence comme stratification.
    La madeleine est un carrefour temporel, et le poème aussi. C’est peut-être cela, ton art : écrire sur des feuillets superposés.

    1. Sur le 25 mai 2014

    celle qui depuis le 25 mai 2014 a perdu la voie
    Cette date, que tu fais résonner dans plusieurs textes, devient un lieu à part entière. On sent que cette « voie » perdue est plus qu’un chemin — c’est un timbre, une présence vocale, une lumière disparue. L’écho à Michauxface à ce qui se dérobe — est bouleversant. L’écriture devient alors un fragile surplomb au bord du vide, un fil tendu dans l’absence.

    1. Sur la fin

    la chanson éternelle des feuilles mortes tu vois je ne t’ai pas oubliée
    Tu refermes par une formule qui contient l’infime et l’éternel. Cette chanson est un souvenir devenu voix, une déclaration sans apprêt. Le murmure du souvenir devient la dernière strophe — celle qui se chante dans le demi-jour de l’automne. Tu déplies une fidélité tendre, sans enjolivement, mais habitée.

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