CONVERSATIONS

Au plus on accepte, après une vie en couple et en famille riche au possible, de vivre, par nécessité seul.e, au plus on a besoin de conversations. Je ne parle pas du bavardage que permettent désormais les objets connectés, sur la plage de Fos sur Mer, au supermarché des Mousquetaires (au couvent de la consommation), depuis une tour de Manhattan ou du Marché de la Poésie place Saint Sulpice à Paris. Non, c’est de la conversation avec nos livres, qu’il s’agit.

Ceux que l’on a déjà lu, il y a belle lurette, et que l’on relit nouvellement et les petits nouveaux qui « viennent de paraître. »

Conversations : « authentique plaisir gratuit », attention au discours des autres (sur eux-mêmes en particulier), manières de prendre la bonne distance pour se moquer de soi, le libertinage (au sens de causer librement de tout et de son contraire), voix des femmes bridée, brisée jusqu’à Madame de Staël, (disons), qui se mettant à écrire, sans complexe d’infériorité, nous éblouissent.

On glisse, peu à peu, dans la peau de notre correspondant, notre interlocutrice privilégiée :

-Alors tu vas encore faire ça ?

-Oui, bien sûr, et de long en large.

-Et comment tu vas passer de tes lectures universelles à ton écriture singulière ?

-Eh bien, euh, comme ça, à tâtons, par ricochets et sans trop y penser.

25/09/2020

CINQ ARCANES MAJEURS POUR NICOLAS DE STAËL





Sur la colline de gypse gris nous accrocherons les tableaux de ce gueux de siècle, ventre et jambes arrachés.  René Char

         Je n’irai pas chercher midi à quatorze heures. C’est un peu après dix heures de la nuit que l’on trouva son corps sans vie- comme on dit-, à l’aplomb d’une terrasse qui elle-même survolait la mer et les remparts d’un port scintillant de méditerranée. Le dur repos, peut-être, après des jours de térébenthine- trop forte, et de présence humaine- trop faible.

         Bouteilles, encres, couleurs pour toiles, pinceaux couchés ou dans le pot ; et après le succès marchand- disproportionné ?- le refus soudain de peindre comme il savait. Une façon de se brouiller avec soi-même et de ne laisser que des traces sans suite, posées à la diable, grises qui crient en silence. Des ratages dont il ne veut pas écrit-il à son marchand qu’il l’énerve avec ça.

         Mais laissons un instant sa spécialité artistique. Nous avons au moins croisés tout deux- lui le très grand bonhomme connu, moi le petit poète- disons ?- inconnu, les mêmes lames de ce fameux tarot de Marseille. D’Antibes, où donc on lui dénicha ce local pour peindre, Nicolas évoque trois arcanes majeurs qui peut-être lui permettront ce renouvellement continu  qu’il recherche. J’ajoute pour chacune quelques mots puisés dans un des jeux que j’ai écrit il y a vingt ans et qui dort dans une de mes réserves de textes sans éditeurs.

         J’ai trois cartes.

Le Diable.

                   …il cabre ses ailes bleues…ses ailes de chauve-souris,,,frappe le cymbalum des tentations …frappe la queue du chien,,,frappe le doigt de Dieu

                     et la Bête passe,,,nous laissant l’Oeuvre au noir,,,sans vitrines ni banderilles mondaines,,,

                     et nous jetons sa carte dans un geste qui fait penser au jeu de la mourre,,,

                       et de l’amour ?

l’Hermite.

                   …hermite au pied léger dans la tempête de tes sommes…dans la capuche de tes rêves,,, tu promènes les aurores boréales d’un harfang de l’arctique…bleus égratignés de vermeils…

la  Force.

         …comme cette femme maintenant de ses mains délicates,,,la gueule ouverte du lion…comme cette femme cherchant à libérer la bouche des vieilles ombres…comme cette Force qui nuit à nuit étrangle la fatalité de « l’Hydre  Univers(Victor Hugo)

         Et, croyait-il encore- en cet hiver qui serait son dernier – s’il produisait trop d’inattendu, les marchands d’art n’aimant pas ça, le Bateleur, parviendrait à rattraper le coup. Staël croyait sans doute au gobelet polaire sortant les dés du hazard- comme il l’orthographiait.

         Reprenons. C’est la fin. Dans la non-peinture des esquisses d’esquisses, il se déploie soudain et nous offre ses mouettes sans gouverne qui filent cependant le train à l’horizon, qui l’espace d’un suspens sont la mer grise et blanche.

         Et puis tout à coup, las des sourdités, c’est l’éclat du nu couché bleu qui lui revient, un corps de montagne et d’abandon ; et enfin, le concert : inachevé- comme il se doit – anticipant les nuits-jazz du cap proche de Juan-les-Pins, nous saisissant, une dernière fois, happés dans les soupirs et les silences d’un piano noir déployant ses partitions…

         Et nous voilà repris par une cinquième lame majeure du tarot, celle où l’on voit la tour d’où sont tombés deux acrobates…

         La MAISON-DIEU …tour déglinguée d’où s’échappent des bulles rouges,,, « pas du sang …du rouge » (Godard)

 Antibes- Les Martigues  13 14 août 2005