NUITS INVENTIVES

IL EST DES NUITS PLUS INVENTIVES QUE D’AUTRES Allez savoir pourquoi C’est comme des voix intérieures qui prennent l’accent de tel ou tel comédien (cette nuit celle de Roger Blin qui dialogue avec Delphine Seyrig, la comédienne) Il est des nuits où mon encre à micro-pigments résistant à l’eau court la page dorée avec le stylo pointe fine qui a la qualité de l’archive, C’est comme une fugue radiophonique enregistrée le 5 mai 1966 et diffusée trois jours après Tu seras seul au monde avec ta voix Il n’y aura au monde d’autre voix que la tienne * C’est comme la voix que je lançais au printemps 1978 du haut du théâtre d’Épidaure La voix qui descendait vers toi mon amoureuse qui me faisait de grands gestes au centre de la scène Toi dont le cœur n’est plus que cendres et qui aurait tant aimé partager le secret de cette nuit trop inventive * Voix de Delphine Seyrig jouant Ada dans Cendres de Samuel Beckett

PREMIÈRE PROSE DE NUIT SUR UNE CARTE DORÉE

écrit tel quel sur une carte dorée 10,5×21 cm 30/01/2023

JE BOIS LA NUIT Je me réveille Je bois l’encre sur cette carte dorée J’entends les cris d’une dramatique radiophonique les bruitages qui accompagnaient la gloire de mon père que j’écoutais religieusement après souper dans la cuisine avec mes parents Je bois la voix de Jean Tardieu qui entouré de poètes et comédiens  créa le club d’essai le 24 mars 1946, pile poil un an après ma naissance J’entends et je récite à nouveau dans ses sept dimensions La môme Néant (« voix de marionnette, voix de fausset, aiguë, nasillarde, cassante, caquetante, édentée ») Je bois rebois deux gouttes d’eau quand bien même tant que vyvrai j’aurai toujours soif d’un peu de nuit de radio et de l’inflexion des voix chères qui se sont tues

ÊTRE À CHERCHE

ÊTRE À CHERCHE dit le dictionnaire est ne pas avoir de points au jeu Être à cherche d’un texte nouveau qui repart de zéro Dans la Recherche ce sont ces rares moments où l’on voit la nature telle qu’elle est, poétiquement Être à cherche d’une métaphore vive même dans ces moments où la vie ne tient plus qu’à un fil mais surtout pas celui des infos en continu : dans la chambre (de l’hôpital) ni télévision ni radio J’aurais eu le sentiment d’être envahi par les moustiques Désormais toute parole, toute phrase me faisait sentir son prix Ma mâchoire détruite avait une gueule de métaphore et ce n’était pas plus mal ainsi Les vivants et les morts bayent aux corneilles Les vivants et les morts à la fin s’évaporent 2 Ces rares moments où ce que l’on cherche vient sous la plume, poétiquement Ça se voit comme le nez au milieu de la figure, comme un courant d’air qui renouvelle nos pensées Mais le lendemain faut tout recommencer On a perdu son erre Les vivants et les morts plongés dans leur sommeil Les vivants et les morts ont de grandes dolors 2 Dolor et dolorisme : les pauvres nonnes en ont sué dans leurs draps-linceuls proches du suaire Ces pauvres fillettes forcées à se flageller avec les ronces de la vie Femme Vie Liberté cri de ralliement des sœurs d’Iran que les patriarches d’un Allah bourreau veulent soumettre la vie durant à la mort lente Allah Akbar cri des salopards qui ont fait exploser Wolinski et Cabu Allah Akbar Dieu est le plus grand des mécréants le plus grand des pourvoyeurs de monstres Allah Akbar ou bien le cri des Croisés massacrant et brûlant tous les habitants de Béziers : Tuez les tous Dieu reconnaîtra les siens Être à cherche de son passé hospitalier Soudain viennent me percuter les multiples opérations que je dus subir ma vie durant – Vous passez en premier M. Dorio Montaigne dont la santé était la plus précieuse des choses à laquelle s’employer (la volupté, la sagesse, la science et la vertu sans la santé se ternissent et s’évanouissent) n’en aurait pas fini de gloser si on lui avait ôté l’appendicite à 24 ans, la vésicule biliaire à 57, la prostate à 66  Mon sac à bile était trop lourd dans son liquide quatre cailloux jouaient aux billes Mon sac à bile –la vésicule- on l’a ôté Un chirurgien habile l’a découpé et puis donné au chat perdu qui rôde près des blocs opératoires C’est un chat blanc il faut bien ça pour absorber les maux multiples tous les calculs les drames accumulés dans les organes que l’on découpe suivant les pointillés Quant à moi maintenant ma bile en continu goûtera vers le duodénum Plus d’humeur verdâtre qui macère et empoisonne le petit bonhomme Délivré des soucis je vais pouvoir  chanter Verlaine et Boris Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur ma bile mais je ne m’en fais pas le soleil reviendra… clinique de Martigues 15/05/2002 04h37 1 Philippe Lançon 2 Raymond Queneau

SE COUCHER TARD NUIT

SE COUCHER TARD NUIT 1 Se coucher tôt, c’est bien connu, c’est faire son lit du côté de chez Swann Mais c’est un leurre, car pour écrire sa grande œuvre, le sublime narrateur passe nuit blanche après nuit blanche Ainsi le vrai incipit d’à la recherche du temps perdu, est-il « Longtemps je me suis couché de bonheur » passant mes nuits à noircir mes cahiers d’écoliers  sur toutes les pages lues sur toutes les pages blanches 2 Le pastiche est la source de toute littérature Comme les repeints successifs font le portrait éclaté d’Odette de Crécy, miss Sacripant, la dame en rose, la dame en blanc, la femme de Swann, la femme en bleu d’Henri Matisse Je parie que cette poétique de l’empiètement produit chez le lecteur une manière de surimpression sur ce que, faute de mieux, nous nommons « la réalité » Ou bien mon texte trop « mal en ordre » le décourage d’en débrouiller les fils Coupant court, j’opte pour « cette hypothèse où l’art serait réel » 3 Ainsi cet art de l’écriture pratiqué par un être « en lambeau », un des journalistes miraculeusement rescapé de « chez Charlie », qui, contraint à trois mois de silence « pour que la lèvre inférieure et ses alentours aient une chance de de cicatriser », écrit sans cesse sur une ardoise avec un feutre qui a remplacé la craie de notre école primaire Quand son frère humain l’informe que la foule se répand dans la rue criant « Je suis Charlie », Philippe Lançon, puisque il faut l’appeler par son nom, traduit par : Profite du soleil malade Dans la paresse de marbre Recouvert de son drap De morphine Il y a peu tu me dansais Un poème de Mickiewicz Qui certainement n’existe pas « Rêve d’un homme calme, tranquille » Sur mon bras blessé Cette hypothèse où l’art seul nous tient debout : « Imagine que tu es une marionnette et qu’on te tient le haut du crâne par les cheveux » De bonheur souvent j’ai couché sur mon papier les maux d’un bavard invétéré ( de « vétéran ») une manière de faire qui s’est renforcée dans le temps Profite du soleil de nuit d’un encore bien portant avec le silence du langage absolu, du langage pensant 4 du langage pensant absolument la convergence et la divergence, la page blanche et la métaphore vive, …

1 Raymond Devos 2 Paul Eluard 3 Marcel Proust 4 Maurice Merleau-Ponty

FUGITITIF POURSUIVI PAR DES PAGES DE LITTÉRATURE

FUGITIF me voilà poursuivi par des pages et des pages de littérature Fugitive parce que reine, c’est ainsi. 1 écrit l’un et l’autre grand prosateur à cheval sur les XVIII° et XIX° : J’allais m’asseoir à l’écart pour contempler la nue fugitive. 2 Fugitivement, fugitivité Une des grandes dames romancière, épistolière, essayiste, qui paya elle aussi de dix ans d’exil son opposition à l’empereur (non le Petit mais son oncle le Tyran) écrit de l’auteur du Roi des Aulnes (« Erlkönigen » en langue allemande) : Il ébranle toutes les cordes de l’imagination par ses poésies fugitives 3 Un éclair…puis la nuit ! Fugitive beauté Dont le regard m’a fait soudainement renaître 4Je fais la part de ce qui me vient sous la plume spontanément et que je connais encore « par cœur » et de ce que je glane sur l’écran de mon iPad prêté à ma fille professeure au prestigieux lycée français de New York et qui le racheta pour me l’offrir quand elle quitta l’établissement Ainsi s’affiche fugitif dans le Littré Je cours et je ne vois que des troupes craintives D’esclaves effrayés de femmes fugitives 5 Ce bon vieil alexandrin de cet auteur qui vint au théâtre par la lecture et qui après tant de pièces célèbres abandonna « le métier de poésie » pour briguer, on l’ignore le plus souvent, le « glorieux emploi » d’ « historiographe du Roi Soleil » La philosophe de l’Enracinement dénonçait à ce propos « Cet esprit de mensonge et d’erreur De la Chute des rois funeste avant-coureur » Ici, on ne badinait pas avec l’exigence de la vérité, associée d’ailleurs à la beauté : Le poète est une personne, pourtant dans les moments où il touche à la perfection poétique, il est traversé par une inspiration impersonnelle. C’est dans les moments médiocres que son inspiration est personnelle ; et ce n’est pas vraiment de l’inspiration. 6 Je songe alors à ce poème que je me récite souvent dans sa version originale : Me moriré en París con aguacero Un día del cual tengo ya el recuerdo Me moriré en París-y no me corro !… 7 (Je mourrai à Paris un jour de grandes eaux Un jour c’est sûr duquel je me souviens déjà Je mourrai à Paris- et je ne m’enfuis pas…) Extraordinaire poème écrit en alexandrins (type de vers quasi-absent de la métrique espagnole), écrit par ce poète péruvien qui allait effectivement, peu de temps après, « mourir à Paris », prenant à témoin les jours d’extrême solitude, les coups reçus par le plus innocent des hommes, l’os pair et asymétrique du membre supérieur (l’humérus), la pluie, les chemins…Et cependant No me corro : j’assume, je ne m’enfuis pas…

1 Proust 2 Chateaubriand 3 Mme de Staël à propos de Gœthe  4 Baudelaire 5 Racine 6 Simone Weil 7 Cesar Vallejo