NUITS INVENTIVES

IL EST DES NUITS PLUS INVENTIVES QUE D’AUTRES Allez savoir pourquoi C’est comme des voix intérieures qui prennent l’accent de tel ou tel comédien (cette nuit celle de Roger Blin qui dialogue avec Delphine Seyrig, la comédienne) Il est des nuits où mon encre à micro-pigments résistant à l’eau court la page dorée avec le stylo pointe fine qui a la qualité de l’archive, C’est comme une fugue radiophonique enregistrée le 5 mai 1966 et diffusée trois jours après Tu seras seul au monde avec ta voix Il n’y aura au monde d’autre voix que la tienne * C’est comme la voix que je lançais au printemps 1978 du haut du théâtre d’Épidaure La voix qui descendait vers toi mon amoureuse qui me faisait de grands gestes au centre de la scène Toi dont le cœur n’est plus que cendres et qui aurait tant aimé partager le secret de cette nuit trop inventive * Voix de Delphine Seyrig jouant Ada dans Cendres de Samuel Beckett

UNE PROSE SUR LE DÉPART





Pas un jour sans poème que je poste la nuit

Mais cette fois c’est une prose sur le départ.





C’est une prose sur le départ et son enfant hésite,

il voudrait bien la remplacer par un saxophone

ou par un coup de théâtre, comme au cinéma.





C’est une prose sur les marges d’un exemplaire abandonné

aux flots des Voix-Autres, à contre-courant des livres primés.





C’est une prose de l’U topie, de l’A topos, du papillon

qui rêve sur les fleurs de l’amandier, de la Voie

qui ne doit pas se dire sous peine de disparition.





C’est une prose de chenapan, de mots taillés dans les haillons

d’argent et sotz folha d’albespi :« sous le feuillage de l’aubépine. »





C’est une prose à petits pas, à petits feux, d’un amoureux

sur le papier et dans la voix de l’aurore.





C’est une prose de lèvres rouges et du sang des innocents,

d’une femme brûlée par les rayons d’la mort.





C’est une prose inachevée qui passe et qui prend feu

après beaucoup d’années de miscellanées…





prosa sotz folha d’albespi

SANS NOM D’AUTEUR SANS TITRE





Pas de nom d’auteur

Pas de titre

Mais des lignes qui parlent

D’une certaine voix





De la voie

Du souffle de l’alphabet

Rue de l’épée de Bois





De Personne

Et de son masque

Sur la scène d’un théâtre

De Covid tête de mort





De la modestie de cette main

Qui écrit sans raison

Comme le lecteur anonyme

Qui passe

Ou s’arrête perplexe





Le rouge au front

MAIS DES LIGNES QUI PARLENT d’une certaine voix

CHAPEAU BAS





Les comédiens sont les masques et les exécutants de l’auteur.

L’auteur d’une pièce de théâtre est bien à la fois tous ses personnages, mais à la représentation il ne paraît pas sur la scène, il est caché dans la salle parmi les spectateurs.

Et, d’après moi, il ne devrait pas se montrer à la fin de la première représentation; il devrait y avoir un acteur qui le fasse à sa place.

Ça serait plus parfait pour l’unité de la chose.

Octave Manonni

(Fictions Freudiennes)

1978





         La veille de la première représentation, il y avait eu un incident. Un de ces incidents dérisoires mais qui laisse mal augurer du succès de la pièce en jeu.

         L’acteur Lacour, comme s’il confondait son rôle avec sa personne, refusait soudain d’obéir à l’une des dernières indications scéniques.

         En dénouant la ficelle qui maintenait son pantalon, celui-ci, beaucoup trop large, devait tomber sur ses chevilles.

         -Vous me voyez en caleçon sous les quolibets des spectateurs? protestait Lacour.

         Rien n’y fit. On dut aller à la recherche de l’auteur pour tenter de dénouer l’affaire.

         Il se faisait appeler Murphy. Auteur de fictions sans succès, il vivait de traductions et de quelques cours à l’école Berlitz. Ses passe-temps étaient invariablement la lecture, les traces quotidiennes d’écriture – ses fouillis de signes – et  ses sorties, avec deux ou trois amis,  pour aller boire du whisky irlandais, du vin de Roussillon et autres liquides à beuveries contrôlées.

         Changeant de registre d’écriture, il avait longuement médité, puis écrit en une nuit cette pièce de théâtre dont personne n’avait Rien à faire.C’étaient les premiers mots prononcés sur la scène par un personnage qui s’acharnait, ahanant, à enlever une de ses baskets, sans succès.

         Un soir cependant, la pièce avait trouvé chaussure à son pied.

Une femme grande, entre deux âges et vêtue de blanc, était venu apporter le manuscrit au petit théâtre de Babel, près de Montparnasse : – Monsieur Murphy me prie de vous dire que tout est écrit : le moindre geste, les habits et les chapeaux, le décor et ses lumières. Et pour l’essentiel, les mots comme des pierres, placées sur les chemins des phrases qui forment avec les nombreuses indications de Silence, l’architecture de la pièce.

-Et pour notre jeu ? avait demandé Blain, le metteur en scène.

-Dire, redire, répéter, soliloquer, dialoguer, faire silence et patauger. À ces conditions, chacun trouvera son interprétation, son rythme, sa voix de comédien, celle qui forcément doit le surprendre.

-Et pour le titre? avait encore demandé Blain.

-Vous l’aurez quand vous aurez mis la pièce à l’affiche d’un théâtre.

         Avant qu’elle disparaisse, cependant, la mystérieuse femme avait laissé au théâtre une adresse pour joindre Murphy, en cas d’urgente nécessité. Les questions devaient être précises; l’auteur répondrait alors par pneumatique.

         On mit donc la pièce en répétition, comme un tonneau en perce. Mais le jet partait de tous les côtés, comme les amorces d’histoires de cette pièce qui s’en allaient à hue et à dia. Pour s’y retrouver, les comédiens se firent donc les exécutants de l’auteur, sans réfléchir le moins du monde à ce qu’ils disaient. On disait, redisait, répétait, soliloquait, monologuait, on faisait silence et l’on pataugeait.

         Ces divers régimes d’activité théâtrale, produisirent à la longue chez les acteurs un rire inextinguible. Ces histoires minables et ces gestes de pugilistes sans bras, c’était trop pour un seul homme; ils étaient heureusement deux et à force de pathétiques clowneries, ils en riaient.

         Mais toujours après coup. La Scène c’était du sérieux.

         À la fin des fins, Blain, le régisseur, obtint une salle et une semaine de spectacle. Les spectateurs allaient prendre de sacrés coups de pieds dans les tibias. On verrait bien s’ils s’en iraient penauds ou s’ils avaient de la réplique, eux aussi.

         Et voilà que la veille de la première représentation Lacour ne voulait pas dénouer la corde qui lui servait de ceinture.

         Ce fut un pneumatique, le mode de communication convenu, en cas d’urgente nécessité, qui rétablit la confiance de l’acteur.

         L’auteur rappelait les dernières répliques de la pièce :

V- Relève ton pantalon.

E.  – Que j’enlève mon pantalon?

V.  – RE-lève ton pantalon.

 E. – C’est vrai.

        Il relève son pantalon. Silence.

         Et l’auteur, bon prince, ajoutait cette phrase manuscrite pour l’acteur hésitant et perplexe :

                        Rien n’est plus grotesque que le tragique.   

         Lacour se fit, alors, une raison et l’on put passer, du plateau des répétitions à la scène entourée de spectateurs, côté cour et côté jardin.

         La paire d’acteurs jetait sur eux comme un filet d’angoisse et de burlesque. Et c’étaient mailles à déchirer ou à partir. Beaucoup avaient la tentation de s’en aller, de se tirer, tant les irritaient ces carottes qui se métamorphosaient en navets ou l’essence du bois sur lequel on avait cloué Dieu.

         Et puis, quand même, une certaine habitude aidant, la pièce tint, résista, se déploya sans trop de heurts; du moins pour ce premier soir. Paraphrasant Lucrèce, on pouvait, malgré tout, se dire : « Il est doux de se trouver dans son fauteuil, pendant que les vents contraires tourmentent ces malheureux, devant nous sur scène ».

         À la fin, lorsque le pantalon tomba, personne ne rit, personne ne moufta. Puis, on applaudit, on s’enthousiasma, on aurait même bissé, si l’on avait été au music-hall.

         Mais ce que spectateurs et acteurs ignoraient, c’était la présence de l’auteur dans la salle. Venu en catimini, caché au dernier rang de la salle, il n’en perdait pas une. Il connaissait, en effet, « sa pièce » par cœur.

         Il fut touché par l’aura qui se dégageait des acteurs mais, effrayé par les bravos, il disparut aussitôt.

         Le lendemain de la première représentation, Blain le régisseur, recevait à midi précis, un pneumatique libellé ainsi :

           Chapeau bas !

JJ Dorio

lectures :

Samuel Beckett «En attendant Godot » 1952

Geneviève Serreau « Histoire du nouveau théâtre » 1966

Anne Atik   « Comment c’était » 2003