UNE NOUVELLE QUI T’EMBALLE
Le cours des choses. Ce qui les détermine. Un rien.
Antonio Tabucchi
Tu es en train de lire une nouvelle qui t’emballe. C’est une nouvelle qui ressemble à une rêverie éveillée. Celui ou celle qui la raconte -on ne sait pas très bien- te persuade que toi aussi tu as vécu, jadis, naguère, on ne sait par quelle coïncidence, les mêmes événements.
Ça a été d’abord une nuit de pleine lune, une chanson péruvienne chantée par une voix de cholita suraiguë, accompagnée à la harpe criolla ; une voix sortie d’un petit bar situé sur la Plaza de Armas de Cusco. Tu te souviens, c’était un 22 juin, le solstice d’hiver dans l’hémisphère sud. Tu avais assisté dans l’après-midi à la grande fête de l’Inti Raymi, la fête du dieu Soleil des Incas. C’était dans la forteresse aux pierres dressées gigantesques de Sacsayuamán. Pour ne pas en perdre une, tes cinq sens étaient en éveil stimulés par quelques feuilles de coca. Mais c’est le soir, avant la nuit passée dans le petit bar du Rincón, le nom te revient à présent, qu’un événement extraordinaire, qui t’a marqué pour la vie, s’était déroulé. La foule en liesse amassée auprès de l’estrade attendait en vain la fin du discours d’un préfet ivre de paroles qui les haranguait. Les indios, cholos y cholitas, étaient venus pour danser au son du charango (carapace de tatou), de la harpe et du pututo (un grand coquillage faisant office de trompe marine). Et soudain, en un instant, ils t’avaient, toi le francesito, hissé au niveau du beau parleur, qui, surpris, t’avait entendu dire : Por favor señor, acaba con su discurso, la gente quiere bailar, gozar del momento. Et, increible, il t’avait regardé sans broncher, ne t’avait pas fait arrêter par ses policiers, et avait abrégé son discours.
Le second événement s’était déroulé un 22 septembre, le jour de notre équinoxe marquant le début de l’automne. Ce n’était plus par conséquent au Pérou, mais dans une ville de notre vieux continent, à l’embouchure d’un fleuve qui se jette dans l’Océan. Ce soir- là l’eau tirait sur le jaune, comme les amours d’un certain poète maudit, qu’il écrivit, dit-il, à coups de raccrocs : « par un heureux hasard » précise le dictionnaire. Dis-moi mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d’habiter Lisbonne ? Il doit y faire chaud et tu t’y ragaillardirais comme un lézard. C’est ce passage lu qui était à l’origine de ta présence à Lisboa. Tu l’avais souligné dans la rubrique du quotidien qui donnait un poème à lire par jour, sans nom d’auteur, pour laisser au lecteur le soin de le chercher (le nom était dévoilé le lendemain). Une phrase perdue dans ce monde plein de phrases, de villes, de visages et de poètes désemparés questionnant leur for intérieur. Le moteur ici, l’inducteur, était la question posée à « l’âme » qui ne pouvait tenir en place. Où donc, en quel lieu, trouverait-elle un peu de paix ? Elle rechignait à répondre, mais à la fin, inspirée par un philosophe des Amériques, elle lâchait : Any where out of the world ! Charles Baudelaire, puisque c’est de lui qu’il s’agit, finissait ce petit poème en prose par sa traduction : « N’importe où, pourvu que ce soit hors de ce monde ».
C’était en 1968, tu t’en souviens, au printemps ton cœur, avec des millions d’autres, à l’unisson, avait battu la chamade. Et maintenant, loin des camarades, tu avais besoin de te reprendre, faire le vide, n’importe où, pourvu que ce soit dans un lieu, ville, village, oasis, désert, n’importe où pourvu que ce soit dans un monde où tu connaîtrais une heure heureuse : une heure immobile qui n’est pas indiquée sur le cadran, et pourtant légère comme un soupir, rapide comme un coup d’œil. « un’ora immobile che non è segnata sul quadrantre, e tuttavia leggera come un sospiro, rapida come un colpo d’occhio. » Antonio Tabucchi Any where out of the world
Jean Jacques Dorio
09/11/2023
après lecture une lectrice amie me propose ce léger toilettage
NOUVELLE D’UNE NOUVELLE
Le cours des choses. Ce qui les détermine. Un rien.
Antonio Tabucchi
C’est une nouvelle qui ressemble à une rêverie éveillée. Celui ou celle qui la raconte -on ne sait pas très bien- te persuade que toi aussi tu as vécu, jadis, on ne sait par quelle coïncidence, les mêmes événements.
Ça a été d’abord une nuit de pleine lune, une chanson péruvienne chantée par une voix de cholita suraiguë, accompagnée à la harpe criolla; une voix sortie d’un petit bar situé sur la Plaza de Armas de Cusco. Tu te souviens, c’était un 22 juin, le solstice d’hiver dans l’hémisphère sud. Tu avais assisté dans l’après-midi à la grande fête de l’Inti Raymi, la fête du dieu Soleil des Incas. C’était dans la forteresse aux pierres dressées gigantesques deSacsayuamán. Pour ne pas en perdre une, tes cinq sens étaient en éveil stimulés par quelques feuilles de coca. Mais c’est le soir, avant la nuit passée dans le petit bar du Rincón, le nom te revient à présent, qu’un événement qui t’a marqué pour la vie s’était déroulé. La foule en liesse amassée auprès de l’estrade attendait en vain la fin du discours d’un préfet ivre de paroles qui les haranguait. Lesindios, cholos y cholitas, étaient venus pour danser au son du charango en carapace de tatou), de la harpe et du pututo, ce grand coquillage faisant office de trompe marine. Et soudain ils t’avaient, toi le francesito, hissé au niveau du beau parleur, qui, surpris, t’avait entendu dire : Por favor señor, acaba con su discurso, la gente quiere bailar, gozar del momento. Il t’avait regardé sans broncher, ne t’avait pas fait arrêter par ses policiers, et avait abrégé son discours.
Le second événement s’était déroulé un 22 septembre, le jour de notre équinoxe marquant le début de l’automne. Ce n’était plus par conséquent au Pérou, mais dans une ville de notre vieux continent, à l’embouchure d’un fleuve qui se jette dans l’Océan. Ce soir- là l’eau tirait sur le jaune, comme les amours d’un certain poète maudit, qu’il écrivit, dit-il, à coups de raccrocs :
Dis-moi mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d’habiter Lisbonne? Il doit y faire chaud et tu t’y ragaillardirais comme un lézard.C’est ce passage qui était à l’origine de ta présence à Lisboa; Tu l’avais souligné dans la rubrique du quotidien qui donnait un poème à lire par jour, sans nom d’auteur, pour laisser au lecteur le soin de le chercher (le nom était dévoilé le lendemain). Une phrase perdue dans ce monde plein de phrases, de villes, de visages et de poètes désemparés questionnant leur for intérieur. L’inducteur était la question posée à «l’âme» qui ne pouvait tenir en place. Où donc, en quel lieu, trouverait-elle un peu de pain? Elle rechignait à répondre, mais à la fin, inspirée par un philosophe des Amériques, elle lâchait : Any where out of the world ! Charles Baudelaire finissait ce petit poème en prose par sa traduction: «N’importe où, pourvu que ce soit hors de ce monde».
C’était en 1968 au printemps, ton cœur avec des millions d’autres à l’unisson avait battu la chamade. Et maintenant, loin des camarades, tu avais besoin de te reprendre, faire le vide, n’importe où, pourvu que ce soit dans un lieu, ville, village, oasis, désert, n’importe où pourvu que ce soit dans un monde où tu connaîtrais une heure heureuse: “un’ora immobile che non è segnata sul quadrantre, e tuttavia leggera come un sospiro, rapida come un colpo d’occhio.» *
* une heure immobile qui n’est pas indiquée sur le cadran, et pourtant légère comme un soupir, rapide comme un coup d’œil
Antonio Tabucchi Any where out of the world
Jean Jacques Dorio
09/11/2023