REGRETS ÉTERNELS

Cette nuit je me suis perdu dans Prague dans une nouvelle écrite bien avant son invasion par les chars soviétiques en 68. C’était en 1936 indique l’auteur dans une préface où il essaie de justifier, vingt ans après, sa réédition.
Dans cette ville où il attend des amis pour prendre le train vers l’Italie, le narrateur traîne sa misère matérielle (il doit compter sou après sou pour survivre) et spirituelle : les jours mortels que j’y vécus. Il erre, en effet, le long de sa rivière, l’Vltava, où dans le quartier du Hradschin au milieu d’églises, de palais, de musées : Je tentais d’adoucir mon angoisse dans toutes les œuvres d’art. Truc classique : je voulais résoudre ma révolte en mélancolie. Mais en vain. On passe sur le style : je ne renie rien de ce qui est exprimé dans ces écrits, mais leur forme m’a toujours paru maladroite. (préface)

La nouvelle se termine ailleurs, dans un petit cimetière d’Alger (sa ville natale) aux portes de fer noir, surplombant la mer. Le narrateur que l’on confond avec l’auteur évoque une tombe abandonnée avec sa plaque Regrets éternels. Heureusement il y a les idéalistes pour arranger les choses. Ainsi, aussi, sera notre conclusion.

Le titre de la nouvelle est La mort dans l’âme. Il y a assez d’indices,nous semble-t-il, pour n’avoir pas besoin de désigner son auteur.

Londres lundi 22 janvier 2024

UNE NOUVELLE QUI RESSEMBLE À UN DISQUE RAYÉ

Pour Sophie et pour Jean-Louis,

Il faut nager juste ce qu’il faut afin de s’abstenir d’essayer de sauver autrui. Il faut écrire juste ce qu’il faut afin de s’abstenir de vouloir être lu à tout prix. Il faut lire un roman juste ce qu’il faut afin de s’abstenir de se prendre pour son auteur (Enrique Vila-Matas) qui se prend dans ce premier essai romanesque Paris no se acaba nunca (Paris ne finit jamais) pour Papa Hemingway et son célèbre Paris est une fête.

« Tu ressembles à un disque rayé » dit la maman peu amène à son fiston au téléphone, elle à Barcelone, lui à Paris. « Paris est rayé », aurait écrit dans une lettre Kafka. Vila-Matas fait une liste de raies : le toit de verre situé au Grand Palais, les grilles des balcons, la Tour Eiffel qui se compose de traits, les petites chaises que l’on voit en plein air et les petites tables de café dont les jambes sont (encore) des traits.

Tu ressembles au lecteur qui lut tous les premiers livres de poche qui parurent et que tu te procurais au sous-sol du drugstore de Saint Germain : Kœnismark de Pierre Benoît, Les clés du royaume de A.J. Cronin, Vol de nuit de Saint-Ex (comme nous l’appelions), Ambre (le prénom de ta petite fille, soi dit en passant) de Kathlen Winsor.

Couchant ses souvenirs sur le papier, tu espères qu’à l’avenir ils auront disparu dans la poche trouée de la postérité. Juste ce qu’il faut afin de s’abstenir d’essayer de devenir un romancier.

On espère parfois l’avenir sans souvenirs Ne plus rien voir des tours d’ivoire Sœur Anne qu’avez-vous à signaler ?

Jean-Louis Rambour Y trouver la fièvre Éditions L’Herbe qui tremble

Martigues 10 décembre 2023

UNE NOUVELLE HÉSITANTE

UNE NOUVELLE HÉSITANTE

Entre Séville et Grenade

Cette fois le choc des coïncidences t’entraîne à Grenade (si, en su Granada, comme dit un poème dédié à Federico García Lorca). Une dame à l’ancienne, avec une mantille de dentelle noire sur les cheveux, te montre ses travaux de broderies, qu’elle fit, faute de mieux, en attendant « son homme », le futur mari qui lui était destiné. Peut-être parce que tu apparais curieux, intéressé, elle détaille pour toi les mille et un motifs de fleurs, les points de croix, les initiales de noms et de prénoms entrelacés. Mais tu n’oses pas lui demander ce qu’elle en pense vraiment quarante ans après. Ce qu’elle pense de cette servitude volontaire; elle cousant, brodant en attendant de faire don de sa virginité, lui, la rencontrant de temps en temps, en tout bien tout honneur, faisant sérieusement ses études de médecine, mais, les choses étant ce qu’elles sont, courant avec quelques amis les bordels, après avoir fait le tour des bars à tapas, où l’on se raconte l’une après l’autre des histoires de sexe à mourir de rire. Une virée dans l’air du temps de cette Espagne franquiste du sabre et du goupillon.

De Grenade à Séville, il n’y a qu’une chanson légère de Iolanda Gigliotti alias Dalida, où l’on retrouve mantilles, « des yeux noirs qui pétillent », « par-dessus la charmille ». Toi, tu as découvert Sevilla, la maravilla, en pleine semaine sainte. Mais loin de te réjouir, les défilés d’encapuchados à la mode Ku Klux Klan, t’avaient glacé. Au son des tambours et des trompettes militaires, tu avais ressenti une véritable terreur. C’étaient des morts vivants qui portaient le fardeau d’un Jésus (Réssous) crucifié et d’une Vierge dolorosa, des Douleurs.

À ce moment du récit, tu t’aperçois que tu t’es engagé sur une mauvaise voie, les Stations, la Passion, ces restes de religion dolente, vulgairement parlant, c’est pas ton truc (à plume !) Tu aurais dû rester à Granada, toute une nuit où l’on boit de la manzanilla, (un vin très sec et doré), en écoutant le chant profond d’une guitare gitane : voy como ayer gitana, murerte mía, por estos aires de Granada, mi Granada Machado hommage à Lorca « Aujourd’hui comme hier, promenant ma mort gitane, dans l’air de Grenade, de ma Grenade ».

UNE NOUVELLE D’UNE NOUVELLE et d’un petit poème en prose

UNE NOUVELLE QUI T’EMBALLE

Le cours des choses. Ce qui les détermine. Un rien.

Antonio Tabucchi

Tu es en train de lire une nouvelle qui t’emballe. C’est une nouvelle qui ressemble à une rêverie éveillée. Celui ou celle qui la raconte -on ne sait pas très bien- te persuade que toi aussi tu as vécu, jadis, naguère, on ne sait par quelle coïncidence, les mêmes événements.

Ça a été d’abord une nuit de pleine lune, une chanson péruvienne chantée par une voix de cholita suraiguë, accompagnée à la harpe criolla ; une voix sortie d’un petit bar situé sur la Plaza de Armas de Cusco. Tu te souviens, c’était un 22 juin, le solstice d’hiver dans l’hémisphère sud. Tu avais assisté dans l’après-midi à la grande fête de l’Inti Raymi, la fête du dieu Soleil des Incas. C’était dans la forteresse aux pierres dressées gigantesques de Sacsayuamán. Pour ne pas en perdre une, tes cinq sens étaient en éveil stimulés par quelques feuilles de coca. Mais c’est le soir, avant la nuit passée dans le petit bar du Rincón, le nom te revient à présent, qu’un événement extraordinaire, qui t’a marqué pour la vie, s’était déroulé. La foule en liesse amassée auprès de l’estrade attendait en vain la fin du discours d’un préfet ivre de paroles qui les haranguait. Les indios, cholos y cholitas, étaient venus pour danser au son du charango (carapace de tatou), de la harpe et du pututo (un grand coquillage faisant office de trompe marine). Et soudain, en un instant, ils t’avaient, toi le francesito, hissé au niveau du beau parleur, qui, surpris, t’avait entendu dire : Por favor señor, acaba con su discurso, la gente quiere bailar, gozar del momento. Et, increible, il t’avait regardé sans broncher, ne t’avait pas fait arrêter par ses policiers, et avait abrégé son discours.

Le second événement s’était déroulé un 22 septembre, le jour de notre équinoxe marquant le début de l’automne. Ce n’était plus par conséquent au Pérou, mais dans une ville de notre vieux continent, à l’embouchure d’un fleuve qui se jette dans l’Océan. Ce soir- là l’eau tirait sur le jaune, comme les amours d’un certain poète maudit, qu’il écrivit, dit-il, à coups de raccrocs : « par un heureux hasard » précise le dictionnaire.  Dis-moi mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d’habiter Lisbonne ? Il doit y faire chaud et tu t’y ragaillardirais comme un lézard. C’est ce passage lu qui était à l’origine de ta présence à Lisboa. Tu l’avais souligné dans la rubrique du quotidien qui donnait un poème à lire par jour, sans nom d’auteur, pour laisser au lecteur le soin de le chercher (le nom était dévoilé le lendemain). Une phrase perdue dans ce monde plein de phrases, de villes, de visages et de poètes désemparés questionnant leur for intérieur. Le moteur ici, l’inducteur, était la question posée à « l’âme » qui ne pouvait tenir en place. Où donc, en quel lieu, trouverait-elle un peu de paix ? Elle rechignait à répondre, mais à la fin, inspirée par un philosophe des Amériques, elle lâchait : Any where out of the world ! Charles Baudelaire, puisque c’est de lui qu’il s’agit, finissait ce petit poème en prose par sa traduction : « N’importe où, pourvu que ce soit hors de ce monde ».

C’était en 1968, tu t’en souviens, au printemps ton cœur, avec des millions d’autres, à l’unisson, avait battu la chamade. Et maintenant, loin des camarades, tu avais besoin de te reprendre, faire le vide, n’importe où, pourvu que ce soit dans un lieu, ville, village, oasis, désert, n’importe où pourvu que ce soit dans un monde où tu connaîtrais une heure heureuse : une heure immobile qui n’est pas indiquée sur le cadran, et pourtant légère comme un soupir, rapide comme un coup d’œil.  « un’ora immobile che non è segnata sul quadrantre, e tuttavia leggera come un sospiro, rapida come un colpo d’occhio. » Antonio Tabucchi Any where out of the world

Jean Jacques Dorio

09/11/2023

après lecture une lectrice amie me propose ce léger toilettage

        NOUVELLE D’UNE NOUVELLE   

Le cours des choses. Ce qui les détermine. Un rien.

Antonio Tabucchi

 C’est une nouvelle qui ressemble à une rêverie éveillée. Celui ou celle qui la raconte -on ne sait pas très bien- te persuade que toi aussi tu as vécu, jadis, on ne sait par quelle coïncidence, les mêmes événements.

Ça a été d’abord une nuit de pleine lune, une chanson péruvienne chantée par une voix de cholita suraiguë, accompagnée à la harpe criolla; une voix sortie d’un petit bar situé sur la Plaza de Armas  de Cusco. Tu te souviens, c’était un 22 juin, le solstice d’hiver dans l’hémisphère sud. Tu avais assisté dans l’après-midi à la grande fête de l’Inti Raymi, la fête du dieu Soleil des Incas. C’était dans la forteresse aux pierres dressées gigantesques deSacsayuamán. Pour ne pas en perdre une, tes cinq sens étaient en éveil stimulés par quelques feuilles de coca. Mais c’est le soir, avant la nuit passée dans le petit bar du Rincón, le nom te revient à présent, qu’un événement qui t’a marqué pour la vie s’était déroulé. La foule en liesse amassée auprès de l’estrade attendait en vain la fin du discours d’un préfet ivre de paroles qui les haranguait. Lesindios, cholos y cholitas, étaient venus pour danser au son du charango en carapace de tatou), de la harpe et du pututo, ce grand coquillage faisant office de trompe marine. Et soudain ils t’avaient, toi le francesito, hissé au niveau du beau parleur, qui, surpris, t’avait entendu dire : Por favor señor, acaba con su discurso, la gente quiere bailar, gozar del momento. Il t’avait regardé sans broncher, ne t’avait pas fait arrêter par ses policiers, et avait abrégé son discours.

Le second événement s’était déroulé un 22 septembre, le jour de notre équinoxe marquant le début de l’automne. Ce n’était plus par conséquent au Pérou, mais dans une ville de notre vieux continent, à l’embouchure d’un fleuve qui se jette dans l’Océan. Ce soir- là l’eau tirait sur le jaune, comme les amours d’un certain poète maudit, qu’il écrivit, dit-il, à coups de raccrocs :

Dis-moi mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d’habiter Lisbonne? Il doit y faire chaud et tu t’y ragaillardirais comme un lézard.C’est ce passage  qui était à l’origine de ta présence à Lisboa; Tu l’avais souligné dans la rubrique du quotidien qui donnait un poème à lire par jour, sans nom d’auteur, pour laisser au lecteur le soin de le chercher (le nom était dévoilé le lendemain). Une phrase perdue dans ce monde plein de phrases, de villes, de visages et de poètes désemparés questionnant leur for intérieur. L’inducteur était la question posée à «l’âme» qui ne pouvait tenir en place. Où donc, en quel lieu, trouverait-elle un peu de pain? Elle rechignait à répondre, mais à la fin, inspirée par un philosophe des Amériques, elle lâchait : Any where out of the world ! Charles Baudelaire finissait ce petit poème en prose par sa traduction: «N’importe où, pourvu que ce soit hors de ce monde».

C’était en 1968 au printemps, ton cœur avec des millions d’autres à l’unisson avait battu la chamade. Et maintenant, loin des camarades, tu avais besoin de te reprendre, faire le vide, n’importe où, pourvu que ce soit dans un lieu, ville, village, oasis, désert, n’importe où pourvu que ce soit dans un monde où tu connaîtrais une heure heureuse:un’ora immobile che non è segnata sul quadrantre, e tuttavia leggera come un sospiro, rapida come un colpo d’occhio.» *

* une heure immobile qui n’est pas indiquée sur le cadran, et pourtant légère comme un soupir, rapide comme un coup d’œil

Antonio Tabucchi Any where out of the world

Jean Jacques Dorio

09/11/2023