J’ÉCRIS COMME PERSONNE





J’écris comme personne

Debout sur la commode





Personne ne me lit

Mes feuillets une fois écrits

Sont enfouis dans une malle





Je les signe de personnes

Qui une nuit d’extase

Ont pris possession de moi :





Alberto Caeiro le gardeur de troupeaux

Ricardo Reis un de ses disciples

arraché à son faux paganisme

Et Alvaro de Campos un troisième insensé

Qui s’emparant de ma machine à écrire

a écrit L’Ode triomphale

sans interruption ni correction





J’écris comme personne

Pessoa est mon autre nom






dessin de fond
JJD

RESSUSCITÉE





Je rêve. J’écris un poème.

Dans le noir. Sur un tableau.

Je ne vois que du noir.

Mais j’écris un poème. À la craie.

Qui me croit ? Pessoa peut-être.

Personne assurément. Je rêve.

J’entends la craie. Cloc cloc cloc.

Un titre. Que j’ai maintenant oublié.

Parce que j’écris. Je ne rêve pas.

J’écris « Ressuscitée ».

C’est un titre inventé. Faux.

Faut bien confondre le masculin

Avec le féminin. Inventer

La grammaire du poème rêvé.

Les yeux grands ouverts.

Noir. L’achever.

Inachevé.

(à suivre)

EU

  EU
 
Eu ce soir se voit engloutissant les choses du dehors
pour les mélanger à sa vie
 
Eu ou plutôt son autre Moi  - son cogito brisé ? -
remplissant ligne à ligne  le Livre du Desassossego*
cette désespérance enchantée qui dormira cinq lustres
dans un baúl une malle  avant de devenir
avec l’ironie du temps
une arche d’Espoir
se mettant à voguer de langues en langues
et de lecteurs en lectrices plus ou moins désappointées
 
Ce soir où assis à Terreiro do Paço
Devant le Tage médite Bernardo Soares
Une création mentale de Pessoa
Quand passent les petites barques
Et que les émotions d’une vie te submergent
 
*Dérivé régressif de desassosegar, desassosego indique en portugais
une perte ou une privation : le manque de sossego
c’est-à-dire de tranquillité et de repos.
Mais Pessoa sous la plume de Bernardo Soares
repousse les frontières du desassosego
jusqu’à des frontières assez reculées :
de la connotation vaguement décadente
de certains textes ou le desassosego apparaît associé à l’ennui,
jusqu’à l’énervement, l’angoisse, le malaise,
la peine, le trouble, l’inaptitude et
« l’incompétence à l’égard de la vie. »

Antonio Tabucchi

L’HOMME MULTIPLE

L'homme multiple la solitude
le désir de casser ce Moi
qui nous empoisse l'âme
comme on disait antan

l'homme multiple mais sans emphase
sur un album couleur sépia
où l'on a collé à l'enfant triste
quelques grains de chapelet

l'homme multiple l'inaptitude
à s'insérer dans ce monde
qu'ils disent réel
et qui se passe de commentaire

l'homme multiple aux fiches d'identité
imaginaires imaginées
ce pourrait être un gratte-papier
qui aligne ses chiffres sortis d'un encrier
avec un buvard gris
et des manches de lustrine

l'homme multiple un astronome
dans ses nuits constellées
ma seule étoile est morte *
soleil cou coupé**

l'homme multiple fut de passage
du 13 juin 1888 au 30 novembre 1935
pour l'état civil c'était Personne***

l'homme multiple dans ses écrits
fut maints poètes désassemblés
un diariste gardien de bœufs****
un dandy portant monocle
et célébrant un buraliste expert en métaphysique
un futuriste enclin à la nostalgie du présent*****
etc

l'homme multiple
maintint vivant jour après jour
vingt ans durant
le projet d'écrire un livre immense

qu'il cacha dans une malle

l'homme multiple m'a croisé
et reposé toute une nuit
je ferme les volets sur l'aube renaissante
et l'en remercie

Náo estou pensando en nada
E essa coisa central que é coisa nenhuma
É-me agradável como ar da noite******

(À l'instant je ne pense à rien
Et cette chose centrale qui est ce presque-rien
M'est aussi agréable que l'air de la nuit)
ma traduction


*Nerval **Apollinaire ***Pessoa ****O guardador de rebanhos
***** Jean Jacques Dorio
******Àlvaro de Campos alias Fernando Pessoa