IL FAUT SE MÉFIER DES MOTS

Il faut se méfier des mots. Ils sont toujours trop beaux, trop rutilants et leur rythme vous entraîne, prêt à vous faire prendre un murmure pour une pensée.

Jean Tardieu





IL FAUT DE MÉFIER des beaux parleurs

surtout s’ils s’autoproclament « poètes »

Mais on peut se fier à celles et ceux qui donnent sans compter

leur petite musique avant toute chose

Il faut se méfier des grandes œuvres et des prix

de l'industrie littéraire

Mais on peut se fier au moindre moi à mi-voix

autour de minuit hors du monde qui bruit

Il faut se méfier de la french theory

de ce moment d’histoire

où chaque déconstructeur brandissait sa petite hache

Mais on peut se fier aux livres que l’on aime et que l’on lit et relie

aux Essais à La métaphore vive au Fleuve caché des poésies

Il faut se méfier des poèmes éteints dans les pages sans voix

Mais on peut souffler sur les cendres pour raviver les braises de Phénix

Il faut laisser les hommes querelleurs s’opposer et se disputer sans fin

Et dans le réel en apparence démonté*

Il faut prendre soin de bien assembler

les mots les images et nos pensées…

pour tâcher d’y voir clair





*Jean Tardieu  

JOURNAL DE MER

 

UNE CABANE DE MOTS
 
Non vraiment non
Mon petit poème
Ne sauvera personne
D’une mort annoncée
 
C’est juste une cabane de mots
qui pousse de guingois
pour un dernier hommage
à la Terre-Mère
 
Et aux humains discrets
Qui ont nourri leur vie
De vent d’océans
Et de l’humus dont ils étaient faits
 
*
UN GRAND PRIVILÈGE
 
à Jean-Marie Corbusier
 
C’est un grand privilège
Assis dans la douceur
Des vagues incessantes
De leurs rumeurs de leurs nuances
 
Je  lis et les oublie
J’écris sur un exemplaire
du Journal des Poètes
Dans l’odeur âcre des posidonies
 
C’est un grand privilège
Mais qui le sait ?
 
 
photo sur le motif
plage de Fos sur Mer
avec le dernier exemplaire du
Journal des Poètes
88° année

LITTÉRALEMENT ET DANS TOUS LES SENS

 

le poème est on ne sait plus où
dans un champ de maïs de l’Altiplano
suivant la flèche de Zénon d’Élée
le vol du petit dieu Colibri
 
le poème est on ne sait plus quand
mais disons à cet instant
à l’an zéro
-on-arrêt-tout
on-se-remet-à-penser-et-c’est-pas-triste

le poème est on ne sait plus comment
comme on plante ses choux
nonchalant de sa mort
comme on tire à l’arc sans viser sa cible
 
le poème est on ne sait plus pourquoi
pourquoi tu pleures pourquoi tu pleures dis
pourquoi tu n’écris plus désormais qu’à la lumière de la nuit
pourquoi tu t'enivres d’alcools
et de cette romance
à la semblance du beau Phénix
 
le poème est on ne sait plus fait par qui
le simple fait de vous dire « poète » signifie que vous ne l’êtes pas
mais on peut préférer  
aux poètes tendus et crispés
ceux qui s'accordent
à rechercher en eux la forme de la liberté naturelle
 
littéralement et dans tous les sens
 
 
avec Gébé Montaigne Franck Venaille  Apollinaire  Michel Butor Mikel Dufrenne Rimbaud
 

LE PETIT PEUPLE DES POÈTES

Votre petit peuple est perdu
J'ai le cœur triste et éperdu
Tant suis battue et tourmentée
Jean Molinet

Mon nom n'est pas chez les libraires
Ni sur la table des écoliers
Il n'a aucune raison d'y être
Connaissez-vous Jean Molinet ?

Arnoul Greban Merlin de Saint-Gelais
Catherine d'Amboise Pernette de Guillet
Et tous ces Anonymes qui chantèrent Beauté
Laideur Joie et toutes nos Souffrances

Toutes ressources du petit peuple
Criant pour ces enfants de famine oppressés
Ou bien mettant en scène Satan
Roi de l'infernal abîme

C'est grand plaisir cinq siècles après
De recopier leur vers
Mélangeant sens et non-sens
Contraintes et libres rimes

Et quand vient notre ligne ultime
On redevient cet écolier
Qui écorchait le chant du cygne
Le chant est plus beau que jamais

(À sauts et à gambades)
Encres Vives 2010