PEREC

« Laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes. »

Signé Perec, que l’on prononce Pérec le nom du père, juif polonais,

mort en 40, quand Georges dit Jojo, avait 4 ans.

2 ans plus tard sa maman le met dans un train pour lui sauver la peau.

Mais la sienne, celle de Cyrla Perec née Szulewicz, finit à Auschwitz la Maudite.

« Arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse ».  

Souriant, volontiers déconneur (un mot d’époque), joueur de Go et d’Oulipo.

Mais avant tout, « touchant ».

Sa page des sports signé W, masquant l’horreur des camps et de « l’Histoire avec sa grande H » :

son expression sublime, fatidique, à lire « littéralement et dans tous les sens ».

Je me souviens d’avoir récrit, Perec me tenant la main, les 480 entrées de Je me souviens,

que lui-même avait emprunté à Joe Brainard, artiste new yorkais, (I remember).

Je me souviens que le jour de sa disparition, le 3 mars 1982,

des petites manines flottaient dans mon jardin comme au début d’Amarcord

et que mes filles encore enfants sautaient pour essayer de les attraper.

***

JE ME SOUVIENS DES COQUELICOTS

dans les blés et non des bleuets

Je me souviens de la Croix du Sud aperçue pour la première fois sur la plateforme arrière d’un camion

qui nous amenait de nuit dans le llano la grande plaine du Venezuela

Je me souviens qu’après ma retraite de l’Éducation Nationale j’ai longtemps rêvé que c’était la rentrée

et que je n’arrivais pas à trouver dans le vaste collège la salle de la classe où m’attendaient mes élèves

Je me souviens du magnétophone que j’ai amené quand j’ai été reçu par les indiens Panarés

grâce à l’ethnologue qui vivait avec eux

j’ai enregistré leurs conversations leurs chants

les bruits de la nature qui les environnait

et aussi parfois je laissais tourner la bande magnétique

diffusant du Debussy au milieu de leur churuata (leur case où vivait le groupe)

Je me souviens à ce propos des premiers travaux ethnographiques de Michel Perrin

auxquels j’ai assisté et qui soit dit en passant ont forgé entre nous une amitié indéfectible

Guidé par Isho (l’oiseau cardinal)

à la fois hôte informateur instigateur des rencontres médiateur en cas de conflit

Michel allait à la rencontre de ses conteurs de mythes

Posait le magnétophone de marque Uher sur la table en bois familiale

Et laissait couler la parole d’un ou d’une indienne jusqu’à la formule indiquant que c’était fini

(même si l’histoire finissait souvent (toujours ?) en queue de poisson)

Je me souviens d’Husé le jeune homme bilingue que nous amenâmes à Caracas

pour déchiffrer les bandes

une giclée de sons que Michel transcrivait en alphabet phonétique

et la traduction en espagnol de notre jeune ami Goajiro

Je me souviens qu’un jour je lui fis lire à haute voix le début de Vents de Saint John Perse

« en situation » alors que soufflait le vent de sable dans ce semi-désert

où poussent les cactus candélabres

C’étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde

De très grands vents en liesse par le monde, qui n’avaient d’aire ni de gite

MA VIE À MOI

MA VIE À MOI à toi à tu Ma vie parlée et ma vie tue Ma vie l’esprit débordant du cadre de mes photographies (du bébé joufflu au dernier portrait que m’aurait fait Nadar allongé dans mon plumard) Ma vie rêvée l’ai-je bien fantasmée ? Ma vie d’un « je » ouvert par la littérature d’un reclus célèbre couchant sur le papier les vies de personnages de salon qui se croyaient immuables quand tout leur monde était en train de disparaître Ma vie à moi écrite en maints poèmes sur les ardoises du toit Ma vie donnée dans l’abécédaire d’un dictionnaire à part moi Ma vie du vieil homme et la mer Ma vie de Montaigne à sauts et à gambades Ma vie délibérément anachronique « vie fugitive » « vie devant soi » Ma vie de vieux muet assis dans le métro lisant le capitaine Fracasse en bande dessinée Ma vie croisant ces mots de l’auteur de la vie mode d’emploi : « Un père éternel » réponse « Lachaise » Ma vie de bâtons et de lettres disparaissant dans des cartes et feuillets noircis en secret entre soi et soi entre moi noir chevelu et moi blanc dégarni Ma vie et moi et toi ma conscience de l’instant qui vient séance tenante m’en libérer

UNE VIE ORDINAIRE en mille et un fragments

en cours d’écriture

L’ENFANT SANS EUX

Il était une fois 
L’enfant des migrations
Et des disparitions
de ses parents
en chair et en os
L’enfant phares de sa vie
éteints
Hagard perdu
Dans un kibboutz
Mis à feu et à sang
Au pied d’un immeuble
volé en éclats
de Gaza
Il était une fois
le trou noir de l’histoire
avec sa grande H
comme l’écrivit
Georges Perec
L’enfant sans « e »
Eux ses chers parents
Broyés par notre dernière guerre
Il était une fois
Il était une autre horrible fois

Martigues 18 décembre 2023


Hantent toujours mon encre
les enfants seuls dans les cendres

Jacqueline Saint-Jean
Hibarette


Enfant sans "e", père sans lui...L'horreur des misères accumulées, exagérées, ne me leste pas davantage que l'absence du fils...Souvent je ne vois plus qu'un seul visage...

Jean-Louis Rambour
Bayeux



	

ALORS QU’EST-CE QUE T’AS ÉCRIT CETTE NUIT 2 L’AMOUR DES BISTROS

2

L’AMOUR DES BISTROS

-Alors qu’est-ce que t’as écrit cette nuit ? – Ah ! je me suis perdu dans le labyrinthe des cafés de Paris. – Des bistrots, veux-tu dire ? -Oui, et même des bistros. J’ai longtemps écrit sur leur table. -Et tu ne t’es pas fait jeter ? -Non, pas sur la table même (encore que), mais sur un carnet posé sur la table d’un troquet, à côté d’un demi ou d’un café. D’ailleurs mes carnets s’appelaient « Bistrotable ». -Et tu ne peux pas m’en donner un échantillon ? – Pour ça, faudra que je cherche dans mon cafouch. – C’est quoi ça ? – Le cafouchi, un mot de Marseillais et donc de Martégal (c’est mon cas), c’est l’endroit sous l’escalier ou ailleurs, où tout s’entasse, pêle-mêle. – Mais je suis sûre que tu en as gardé une version sur ton ordi. – Promis je chercherai demain, mais vu ton impatience je vais improviser, style I remember. – Je suis toute ouïe. -Je me souviens de À la bonne bière, rue du faubourg du Temple, à côté de la piole de mon pote Juan qui m’hébergeait. Y avait un type qui passait chaque soir en promenant un rat au bout d’une ficelle. Je me souviens du Cluny sur le Boulmich. C’est là que j’ai lu la « Théorie de la démarche » de Balzac. Il décrivait les gens qui passaient devant lui et les classait dans des catégories qu’il inventait au fur et à mesure, comme Arlequins, Marins, Militaires, Cocottes, Napoléons, et tutti quanti. Je me souviens du Zimmer, place du Chatelet, où j’imaginais Proust dansant sur les tables. Et, bien sûr, je me souviens du Mabillon, où j’imitais Perec, nommant (il s’enregistrait et on peut entendre toujours sa voix sur un postcast de France cul.) les autobus, le 86, le 87, les ouatures et camionnettes portant parfois des réclames « Les cocotiers sont arrivés ! » et même parfois les passants avec ou sans parapluie. Je me souviens …-Super. J’attends avec curiosité que tu me sortes tes vieux rossignols nichés quelque part sur ton disque dur. -Oh tu sais, je crois qu’avec le temps, ce sont devenues de vieilles chouettes.

LAISSANT COURIR SANS FIN MON IMAGINATION

Laissant sans fin courir son imagination
Parfois l’assaillait la vision d’un idiot

(deux lipogrammes en e vous aviez remarqué)

Un idiot momo à Nyouyork au Moma
Un Dorio loriot pratiquant l’art brut-plaisir
d’Artaud Tarahumaras hallucinations
Jusqu’au tournis d’Achab poursuivant Moby Dick
Qui soufflait sur l’horizon lapis-lazzuli

Bijoux d’azur bols pour ablutions nuit sur nuit
Laissant courir sans fin mon imagination

Italiques extraites de La Disparition Georges Perec