TOUS NOS TEXTES RESTENT INACHEVÉS comme nos vies 38, 39, 40





trente-huit

C’EST VRAIMENT ÇA LE HIC, devenir cette personne dont on ne sait plus grand-chose, même pas le nom qui s’efface un peu plus chaque nuit à partir d’un certain âge. (D’où le chapelet de pseudos (hétéronymes) qui abondent chez les auteurs de littérature.)

(Nerval, Lautréamont, Saint-John Perse, Perec : chassez l’intrus.)

Ainsi me voilà luttant en grand secret et à contre-courant dans ma barque démâtée,  dans le clair-obscur de l’aurore, éclairé par la toile inaugurale de Monnet : impression soleil levant.

Je m’éloigne des choses et des événements, mais sans me précipiter, sans m’abandonner à cette fuite en avant, qui nous conduit au bord d’une falaise « d’êtres-en-tas ». (Il fallait oser la faire celle-là, citation mêlant Jean Sol Partre et Guy des Deux-Bords.)

E la nave va.





trente-neuf

ENTRE DEUX SOMMES – c’est toujours cette histoire des nuits où je ne dors que par intermittence-

je poursuis mes correspondances secrètes avec les auteur.e.s du monde entier. Cette nuit c’est, sans l’intermédiaire d’une traduction, la lecture de ce romancier complètement chiflado, (fou), qui cultive l’art de disparaître dans des pages sans fin, d’un individualisme implacable : silencio, exilio y astucia. Silence, exil et ruse (astuce).

Dans mon énième somme, le troisième si j’ai bien compté, j’ai rêvé de New York. Je passais en vélo, devant les tours jumelles enterrées, et j’entendais Dieu me dire : “Mira, guardo silencio porque no me gusta alardear de haber creado el mundo.” (Écoute, je reste silencieux parce que je n’aime pas me vanter d’avoir créé le monde.)

citation Enrique Vila-Matas (Esta bruma insensata)





quarante

TOUTES NOS PHRASES INCOMPLÈTES ressemblent à la vie, qui, en fin de compte (et de conte), n’est jamais à la hauteur de nos espérances. Je me suis endormi sur cette phrase, mais une heure après, je suis réveillé par le rêve brumeux d’un ciel lourd comme un couvercle, semblable à celui du spleen baudelairien, une image d’angoisse, qui a lourdé mon sommeil.

La dernière fois que j’ai acheté un exemplaire des Fleurs, c’était à la sortie d’un oral de ma fille. Elle avait subi les assauts répétés de ces deux examinateurs (« un homme et une femme »), qui, manifestement, n’appréciaient guère son interprétation de je-ne-sais-plus-quel poème. (Je vais demander lequel à l’intéressée).*

Je m’étais empressé de le relire, dans l’édition de poche, préfacée par Yves Bonnefoy. Quant à l’examen, il se passait dans la salle Claude Le Louche. Ceci explique peut-être cela. Tous nos textes restent inachevés, comme la vie (etc).

  • Causerie poème LV des Fleurs du mal

AU VENT LÉGER DU BEL OUBLI





Il se pourrait évidemment que de ces quelques accords jour après jour composés en silence aucune ligne ne subsiste

Aucune lumière particulière venant révéler ces quelques formes jetées sur le papier et nageant ensuite dans le bac de l’œuvre au noir

 Mais cette idée de non-reconnaissance qui m’effleure ce matin rend encore plus évidente la nécessité de cette page

     feuille d’azur qui s’en va au vent léger du bel oubli

ALORS ÇA MARCHE LA POÉSIE ?

Telle une île

Ce texte

écrit au ghetto

de la Cité du Livre

en sortant

des méandres

de la nuit





Entouré de silence

Paradoxal

Imaginant les retouches

De ses deux ou trois lecteurs

Qui l’annotent

Dans leur tête





Telle une île

Mise en page

Par ses acteurs

Passant

Le pont des soupirs

Les yeux bandés

Tant leur mémoire est vive

Des odeurs et des sons

Des matières peintes

Ou jetées à la fresque





Et telle la bouche d’ombre

Balbutiant

Sous l’œil des Barbares

– Alors, ça marche la poésie ?


	

JE PARLE AU PAPIER

manuscrit orné de mes hypnographies




« Le parler que j’aime c’est un parler simple et naïf,

tel sur le papier qu’à la bouche… »

Montaigne





Je parle en silence au papier journal

Il dit noir je dis blanc à contre-courant

Je lui en fais voir de toutes les couleurs





Je parle au papier comme dit Montaigne

Dans sa tour en marchant

Faisant tours et gambades





Je parle en marge de mon cahier-journal

Où j’ai préparé mes leçons

pour la reprise des classes :

Leçons de choses et autres

Comment parler de ce que l’on ignore
Comment chasser l’intrus

Comment Socrate avale la ciguë





Je parle au papier toilette

En prenant mes aises

En lisant le journal des poètes insaisissables





Je parle dans ma tête

mais c’est d’une autre parlerie

qu’il s’agit





04/01/2021

je parle au papier (et à l’enregistreur de paroles)

MOTS ARRACHÉS

manuscrit avec hypnographies




Quelques mots arrachés au silence de la nuit

L’agate les corbeaux les pensées la poussière

L’enfance de Van Gogh Descartes cogitant

Ça ne mène pas loin mais ça fait exister

L’alexandrin boiteux la rime passagère

« Ça éloigne de soi » après un vieux rêve

Où l’on revoit sa grange pleine de totems

Une faux un marteau une pierre de Rosette

L’odeur du foin coupé des plumes de corneille

Échange de regards des objets au sujet

Les mots comme arrachés ont parlé dans la tête

Mais sur la page blanche ils n’ont fait que passer





02/01/20201

quelques mots arrachés