Légèreté, Rapidité, Exactitude, Visibilité, Multiplicité.

AIDE-MÉMOIRE

 Qui sommes-nous ? Qu’est chacun de nous ? Sinon une combinaison d’expériences, d’informations, de lectures, de rêveries ?              Italo Calvino

Moi, je, toi, tu, il, elle ; on pourrait aussi bien dire nous, si déjà ne se nouent la gorge et le cœur des absents. Pages arrachées de ce livre que nous avons l’outrecuidance de fabriquer jour après jour. D’autres nous-mêmes disent que tout ça les dépasse et qu’ils ont délégué leur page quotidienne à qui-vous-savez, qui a déjà balisé leur destin de A à Z.

Moi, je, une constellation qui parfois s’accointe et parfois se chamaille, des hauts et des bas, des traversées de désert et des eaux de l’Eden bues à même leurs sources.

Toi, tu, il, elle, qui s’ajoutent et nous permettent cette nage bienfaitrice loin de nous dans la bienheureuse multiplication des identités.

Ainsi  les invectives contre l’io io ! il piu lurido di tutti i pronomi ! « le moi, je !…le plus ignoble de tous les pronoms ! » ce petit pou que nous grattons et qui nous empêche de penser, nous dit Gadda.

Ou bien, mais il faudrait aussi retranscrire la langue de l’Homme sans qualités, l’appel à l’humanité seule capable d’envisager toutes les solutions quand toutes solutions individuelles sont insuffisantes et fausses.

Moi, je, toi, tu, il, elle ; on se noie mais on s’accroche, on multiplie les combinaisons possibles, et des chemins qui bifurquent on est déjà revenu de « pas mal ».

Aucun ne débouche, en fin de compte, sur une béatitude personnelle ; mais le chemin lui-même s’apprécie jour à jour, nuit à nuit, dans les formes et les couleurs du désir d’y naviguer au mieux.

Pour l’heure présente et pour le jour qui vient, moi-je ai inscrit comme aide-mémoire, sur chaque doigt de ma main gauche un de ces mots légués, à la fin du siècle précédent, par un amoureux des littératures :

Légèreté, Rapidité, Exactitude, Visibilité, Multiplicité.

signé Italo Calvino 

JE (multiple et singulier)





« Il est très important de ne pas confondre la première personne du singulier avec la première personne singulière. »

Alberto Manguel





1

En poésie, naturellement,

quand on lit « Je cours la campagne »,

si l’on réduit je, à moi-je, c’est fichu.

Et d’ailleurs c’est, réflexion faite,

je bats la campagne,

je fends les flots

et je cours les rues.





Selon des titres de recueil de Raymond Queneau





2

Et dame

Il n’y a pas d’âme

Et l’ego

N’est rien

Qu’une petite erreur

Sans conséquence

Ainsi je

N’est pas moi

Je « est » Personne

Dans la caverne de Polyphème

Je « est » la Dispersion

D’insectes noirs

Qui hantent les yeux de ma bien-aimée

En fin de vie

Je « est » la Joie communicative

Avec le fils de ma fille

Et nos jeux enfantins

Je « est » spirale

De ce poème 1338

Écrit au lit

Nuit à nuit

Sans rien au bout

Qu’une voix multipliée

Sans personne





UN ÉCRIVANT IMPÉNITENT





J’écris comme ça vient. Et quand ça ne vient pas, je n’écris pas.

J’écris dans le secret des nuits, sous la lumière pâle de mes sept lustres (et demi).

J’écris en essayant d’être le moins possible « personnel ; c’est le défaut majeur des joueurs de rugby, qui oublient de faire la passe à leur partenaire mieux placé qu’eux pour marquer l’essai.

J’écris dans le vertige des mots et des choses, de soi et des autres qui ont merveilleusement écrits et qui nous donnent le vertige des listes, « entre l’exhaustif et l’inachevé.» (Georges Perec)

J’écris formellement sans me formaliser.

J’écris fort de café, laissant à la main entraînée la possibilité de filtrer entre événements réels et imaginés.

J’écris l’éclair et le deuil, le vocable sorti de derrière les fagots ou puisé par Montaigne ou Queneau, le rhizome « qui peut être brisé en n’importe quel point et reprendre en suivant une nouvelle pousse.» (selon Deleuze et Guattari)

J’écris sans rien de commun avec qui je suis. (un peu tout de même)

J’écris en vain mais « quand personne ne me lira » (Montaigne), j’aurai fait mon possible, alléluia, pour donner une forme au multiple et au singulier.

J’écris comme peignait Miró à partir d’un grain de poussière sur la toile, d’une inflexion de voix chère qui ne s’est pas encore tue, du fagot dans ma chambre quand j’avais une cheminée (qui tirait), de la forêt de pins d’Alep qui a brûlé cet été, de la cabane sans cesse commencée qu’imagine et fabrique mon petit fils âgé de 5 ans, à côté de l’étang de Pourra aux mille flamants. (hier 22/12/2020)

J’écris avec le tremblement heureux de mon ignorance et les 750 volumes de la Pléiade qui forment l’ADN de chacun des Sapiens.

J’écris comme ça vient. Et quand ça ne vient pas, je n’écris pas.

UNE VOIX UNE MULTIPLE SAVANTE ET INGÉNUE





UNE VOIX UNE MULTIPLE SAVANTE OU INGÉNUE





La tradition ne s’impose que si elle est nouvelle.

Les chants dans ma poitrine sont traversés par mille poèmes aimés.

Mais leurs rumeurs ne suffit pas, pour, d’un événement actuel, faire un poème nouveau.

Je suis le seul, même fragile et limité, à pouvoir assembler les fils ténus d’un discours singulier.

Une voix une, multiple et savante ou ingénue, qui disparaîtra, ou que l’on conservera,

pour la transformer indéfiniment.





J’ai médité au milieu des colonnes tronquées du temple d’Apollon à Delphes

J’ai dit le poème Masa de Cesar Vallejo en parcourant le labyrinthe à l’air libre de Macchu Pichu

L’Asie m’est inconnue et de l’Afrique je n’ai recueilli que quelques impressions dans le souk de Marrakech

Mais c’est ici dans mon hamac tissé par une amérindienne que mes voyages dignes d’intérêt s’accomplissent

J’y exerce mon art avec les oiseaux augures qui raient le ciel d’Azur

et les fourmis sur mes cuisses

J’y compose des vers qui sont autant d’énigmes

Toutes écrites en 7 lignes que l’on peut lire dans n’importe quel ordre

7 languettes séparées, allongeails, paperolles, qui évoquent les grands éléments qui gouvernent la terre et les cieux

Le temps s’y abolit comme dans un festival de poésie où l’on récite des poèmes 7 jours et 7 nuits

Puis vient l’énigme mortelle

Un enfant l’a portée sans s’en douter

Une question puérile qui trouble et tue le vieux poète

Comme nous tous il disparaît

Mais sa présence est immortalisée dans une œuvre mythique que l’on continue à lire et à citer*





*allusion à la mort mythique d'Homère Hom-êros : l'Ajointeur