CE QUE C’EST QUE DE VOIR

JE VOIS CE QUE TU NE VOIS PAS

Je vois le soleil de nuit dansant la sardane sur un mur de Miró

Je vois le couloir entre la cuisine où nous vivions et…l’étable des vaches

Je vois le corridor et ses carreaux à fleurs bleues entrelacées

où je jouais au palet à la marelle et à tous les jeux de Rabelais

Je vois le bateau et la neige et la fleur de souci

les beaux vers et que sais-je l’estragon de la nuit

l’attente des nénuphars quand Monet prend le frais

le cri des canotiers Pulchérie! Népomucène! 

Je vois et n’y vois goutte

mes poches sont trouées

et nul frou-frou au ciel  

Je vois le père Prévert sous l’œil de son copain Doisneau

avec son ballon de rouge et son toutou à ses pieds

sur le quai Saint Bernard près de la Seine 

Je vois Sainte Victoire

Ligne incertaine

Vague chapeau de gendarme

Morceau de craie 

Je vois des vaches s’envoler de leurs prés

changées en vautours ou en chevaux légers  

Et c’est l’homme de maïs de Miguel Angel Asturias

qui approche et me dit titubant :

            – Hermano tu es cette fleur jaune

              dans le va-et-vient du temps. 

je vois Mathis (7 ans) et Jean Jacques (77 ans) faire danser leurs personnages noirs

L’AIR DE RIEN





l’air de rien 
refrain connu

l’air venu
j’enchaîne les paroles

l’air le feu
le souffle du fluide gazeux

l’air la brise
que brisent ifs et cyprès

l’air qui donne
cet air de famille
d’une liste à la Prévert

l’air sur l’aire
qui sépare le bon grain
de l’ivraie

l’air délivré
par ce pauvre hère tuberculeux

l’air de Corbière
poète maudit
mort à trente ans de phtisie

l’air de Tristan
à sa jument Souris
à Sir Bob
à son chien Pope

l’air de Titan
satellite géant de Saturne

l’air de Saturne
morne et taciturne
du père Brassens

l’air d’un vanneur de blé aux vents 1
cependant que j’ahane
cet air oublié
que je te chantais


1 Joachim du Bellay

UNE LITANIE ÉCRITE AU LIT (reprise du poème 5)





reprise du poème 5
Il faut écrire
pour ne pas être lu
C’est le paradoxe

Il faut lire
Le cru et le cuit
à toutes les équinoxes

Il faut compter
Nos pas perdus
Dans nos petits châteaux de Bohème

Il faut regarder
la Grande Ourse
en lisant ce poème

Il faut écrire
Comme un Prévert
Qui se la coule douce

Il faut lire
Comme une bête
Ange ou pource*

Il faut poursuivre
Cette litanie
Adressée à un lecteur innocent
Que l’on course


*Rimbaud (un hapax)

J’ÉCRIS opus 14





J’écris au chant du coq cette lamentation 
Paroles d’un charretier
Dans le va-et-vient
D’une cancion protesta
Des années 30

J’écris entre les lignes
Ce qui semble n’avoir ni queue ni tête
Sur des bouts de papier,
des carnets,
sur le journal Le Monde
qui égrène ses libres opinions
après ses (mauvaises) nouvelles

J’écris comme à présent
en écoutant le petit bruit
que fait le stylo feutre
sur ma page en carton
posée sur un gros livre

J’écris tout étonné
que l’écriture se soit enclenchée
après un bon quart d’heure de feuille blanche

J’écris dès lors comme l’on emboîte 
ou désemboîte
des poupées gigognes 

J’écris si j’en crois Artaud le Momo
Comme un cochon
(toute l’écriture, écrit-il, est une cochonnerie)

J’écris comme hier écrivait Paul Fort à sa Thérèse :
Garde tes dindons moi mes porcs Thérèse
Ne repousse du pied mes petits cochons

J’écris à Saint-Jean-Pied-de- Port
Au pied du col de Roncevaux
Où Roland le Preux perdit son épée
L’épée grince mais ne s’ébrèche ni se brise

J’écris tout étonné de découvrir dans le pommeau de Durandal
Une dent de Saint Pierre
Du sang de Saint Basile
Du vêtement de Sainte Marie…
et un raton laveur

J’écris avec Saint Prévert confondant
Des travailleurs de la paix avec des gardiens de la mer

J’écris comme un ébéniste dans son atelier :
je scie, je rabote, j’assemble, je colle, je plaque, je râcle, je ponce, je vernis, je cire…
Tout ce fatras d’écriture
Qui tombe dans l’oreille des sourds (Rien à cirer !)
Ou dans celles d’aimables complices
(qui applaudissent dans la coulisse)










LE PLUS BEAU LIEU DU MONDE





Le plus beau lieu du monde

est là dans mon poème,

dans cette forme ronde,

manège de soi-même,

dont le cogito vagabonde

de ligne en ligne

de vers en vers,

dans ce que j’imagine

chez Nerval ou Prévert.





Je suis le desdichado,

Je suis comme je suis,

Je suis ce que je pense,

Ce nom qui me transcende,

Dans tous les lieux où je fus,

l’espace et le temps d’un poème,





Je suis cette personne autre,

Cet étrange étranger,

 Habitant cette langue « fraîchissante et rose »*,

Du plus beau lieu du monde.





*Marcel Proust

le plus beau lieu du monde est là dans mon poème