CETTE LANGUE ÉCRITE





Cette langue écrite qui tamise, raffine, épure…
Nathalie Sarraute Les fruits d’or


Cette langue écrite qui se fraie (ou se fraye) un chemin de traverse dans le maquis du langage qui nous étouffe

Cette langue mon dieu auquel je ne crois qui dévie et jubile avec sa plume qui parle sans barguigner au papier

Cette langue écrite destinée aux lecteurs et lectrices solitaires qui la prolongent dans leur tête ou la recopient sur leurs carnets secrets

Cette langue miroir tendu par l’écrit sur cet écran qui incite les lecteurs et lectrices de passage à devenir les lecteurs d’eux-mêmes*


*Paul Ricœur


MONTAIGNE

Que sais-je?

Tout change sans cesse, rien n’est stable.

À n’importe quelle opinion, aussi certaine qu’elle paraisse,

on peut en opposer une autre toute aussi certaine.





C’est un plaisir toujours renouvelé que de savoir jouir de nos lectures.

Celle du fils de Pierre Eyquem, qui s’inventa le nom de Michel de Montaigne,

devient peu à peu, les ans passant, une de mes préférées.

Beaucoup de passages me sont obscurs faits de « pièces décousues »

comme il disait, non sans malice, mais j’y reviens, je les relis et les relies

à celles pour qui j’ai plus de facilité à suivre son «allure poétique »,

fût-ce, à sauts et à gambades.





Je le parcours à sa manière, naturelle et ordinaire, sans contention,

mais je ne le lis jamais sans éprouver le besoin de passer à mon tour,  

à une écriture qui « tient registre » de mes instants, d’une vie bien à moi,

qui en est « la matière ».





Une écriture, qui ne va jamais de soi, faite d’ajouts, de reprises et de pertes.

Mais qui me tient et « m’engage, à (ce) registre de durée », sans fin…et sans reproches.





« Et quand personne ne me lira », écrivait, ou dictait depuis sa tour « librairie », Montaigne.

Formule évidemment qui hameçonne son lecteur, mais que je reprends ici, volontiers,

en ces temps où le « numérique » me permet de dévoiler pour autrui mes fantaisies,

sous forme de poèmes, « essais » avec un « e » minuscule, « dictionnaire à part moi »…  

dont je ne cherche aucune faveur dans le monde littéraire, mais dont je sais gré

à quelques lecteurs et lectrices bienveillantes de les accompagner

de leurs prolongements passagers.





Adieu donc, à Martigues ce 26 juin 2020

(patchwork in progress)





« C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être.

Nous cherchons d’autres conditions, pour n’entendre l’usage des nôtres, et sortons

hors de nous, pour ne savoir quel y fait.

Si, avons-nous beau monter sur des échasses, car sur des échasses

encore faut-il marcher sur nos jambes.

Et au plus élevé trône du monde, si ne sommes assis que sur notre cul. »

Michel de Montaigne

CES SIGNES UNIQUES ET GÉNÉREUX

l’un après l’autre ces signes uniques et généreux
Je me débrouille l'un après l'autre ces signes uniques et généreux
m'ont occupé une minute ou deux
vite vite 
d'eux d'elles
les œufs les ailes de ces oiseaux de passage
que je laisse le soin à mes lectrices et mes lecteurs
de libérer
ouvrez ouvrez la cage où l'alphabet vous tient prisonnier
de lieux communs en bouffissures
oubliez vous oubliez moi
sur cette plage et dans la mer indifférente
aux vaniteux

LECTEURS LECTRICES ETC





PLUME

Cette nuit j’ai repris un stylo à plume que je n’ai pas utilisé depuis des lustres. Mais ça marche pas. Il va aller rejoindre les objets inutiles. Mon plaisir désormais est d’écrire avec des feutres pointes fines.

ANACHRONIQUE

Je tiens cette chronique, où je m’efforce, de réécrire certains moments de ma vie, (mais pas que), sur la page quadrillée d’un cahier d’écolier « Héraclès », avec, seule innovation depuis ma lointaine enfance, le remplacement de la plume sergent-major, par un stylo feutre pointe fine. En écrivant ceci t’as l’air fin !, me souffle mon génie plus que moqueur.

LECTEUR CONTRARIÉ

Le corps de la victime, lit-il, a été découvert à 1h44 du matin. Aussitôt il compare avec les chiffres rouges affichés sur son réveil : 2h12. Il le note, comme on peut lire ci-dessus.

Quand il revient à sa lecture, l’inspecteur qui reprend l’enquête, – son collègue qui en avait la charge a déclaré forfait victime de burn out -,  sort un carnet de sa poche et dresse la liste des personnes qu’il souhaite interroger. Le lecteur contrarié vérifie que son nom ne figure pas dans la liste des suspects. Puis, rassuré, se rendort.

LIRÉCRIRE

Les pieds sur le bureau, le livre que je lis, ou le cahier sur lequel j’écris posé sur mes cuisses, les yeux quand ils se lèvent regardent le paysage qui passe par la fenêtre, un bois de pin à l’horizon, avec nuages ou ciel d’azur, et des oiseaux goélands à l’instant qui planent. Et quoi encor ? Des pensées qui vont et viennent, disparaissant la plupart du temps, mais se posent parfois si main les écrit.

LECTEURS LECTRICES

Improbables (Gérard Genette), hypocrites (Baudelaire), apocryphes (Ecco), labyrinthiques (Borges), d’outre- tombe (Chateaubriand), suffisants = capables (Montaigne), lecteurs d’eux ou d’elles-mêmes (selon Ricœur), etc…

Pour « le vrai lecteur », je m’en remets au poète des carnets de Veilhes, avec qui j’entretins une belle correspondance: « Je me suis habitué à considérer tout poème venant d’être écrit comme un fruit naissant, une promesse, un apparaître verbal d’un instant plus ou moins privilégié, une ébauche à parfaire, un voyage à continuer. Ainsi n’y vois-je jamais une version définitive, une œuvre achevée, notions qui n’ont plus de sens pour moi. J’incline même à souhaiter le vrai lecteur qui écrirait un autre poème à partir du mien. »

LECTEURS

Sans lecteurs ou/et lectrices qui, me lisant,

« y poussent un peu leur vie »,

il me manque leur manière de prolonger mes poèmes,

dont chaque commencement n’en finit pas…

Mais chercher des lecteurs au grand jour

N’est pas de mon ressort.

La langue de mes pièces est couverte de nuit.

C’est ainsi que moi-même, je lis et me perds,

dans les poèmes des autres que je lis en aveugle.