PASSER

PASSER 


Passer comme le fleuve qui est de temps et d’eau
Passer comme la barque du cercueil au berceau
Passer sur la folia de la viole de gambe
Passer comme ses vers qui filent l’anaphore
Passer sur les notes de bas de page
Passer sur les gloses et les entregloses
Passer sur les nuits passées sous la flamme d’une chandelle
Passer la poésie au peigne fin des sous-bois de myrtilles
Passer d’un poème à l’autre tissant dans le noir leurs habits de lumière
Passer sur la devise d’un humaniste de la Renaissance :
E bello doppo il morire vivere anchora 1

« Il est beau après la mort de vivre encor »
Bernardino Corio (1459-1519)

Jean Jacques Dorio (1945- )
14 juin 2024

NOS VIES LA MER LE MOURIR

PETIT RUISSEAU DONNA RIVIÈRE et affluent du fleuve Temps qui peu à peu nous entraîne vers la mer du mourir Nuestras vidas son los ríos Que van a dar en la mar Que es el morir C’est un vieux thème philosophique quand les philosophes pratiquaient aussi la poésie, l’astrologie et la géométrie Ce sont les 50 strophes inspirées de Jorge Manrique (1440 ?-1479) qu’il écrivit à  trente-six ans à la mort de son père Mais plus de cinq siècles après avant d’arriver à la mer où finissent tous nos soucis j’allonge encore un peu le temps en lisant en écrivant cette prose de sources perdues et retrouvées  Il n’est peine si grande Qu’un rien ne suspende Pour un rien de temps

ET DE QUOI MEURT-ON ?

Et de quoi meurt-on ? Si ce nest du Temps qui nous joue, la vie durant, de la mandoline, ce petit instrument à forme damande, avec ses six cordes doublées à lunisson, dont Vivaldi fit un concerto sublime pour les jeunes filles quil saoulait de musique à « lOspedale de la Pietà. »

Et de quoi meurt-on ? Si ce nest de pitié pour un cheval frappé à mort, sur une place de Turin, par un cocher ivre danimalité, et que Nietzsche dans un dernier geste embrasse à lencolure avant de seffondrer pour léternité.

Et de quoi meurt-on ? À Sète cette fois, sur les pentes du « Cimetière marin », sur une page où la forme décasyllabe hume la future fumée de Valéry, lImmortel à lépée académique.

Ou bien, cest en bas, au cimetière des pauvres, que lautre sétois, « lhumble troubadour », exhibe sa « Supplique », en alexandrins sil-vous-plaît, faisant du pédalo, « éternel estivant », sur la plage de la Corniche.

Et de quoi meurt-on ? « Ce n’est guère important », pense Montaigne « plantant ses choux » et « nonchalant » dElle faucheuse, camarde, camarade du dernier souffle.

Ou bien, surprise du chef, cest Rambour le poète de Bayeux qui maide à pousser mon dernier soupir, dans une page de son ouvrage La nuit revenante, la nuit. Car on meurt de tout cela, jusquà la dernière note de mandoline sur le générique1

1 Jean-Louis Rambour LA NUIT REVENANTE, LA NUIT  Edition des Vanneaux (2005)

Mais on peut aussi « refuser de mourir » :

PHÉNIX

En procédant à limpossible rangement des livres de mes bibliothèques, jai effacé tous les noms dauteurs. Des voix anonymes sélèvent du papier, images de lévidence poétique ou paroles qui peu à peu séteignent.

À la fin, ma librairie est réduite à une planche branlante de cerisier.

Le peu de livres réunis ont retrouvé un auteur unique refusant de mourir ;

Oiseau des vents, pierre vive, arbre enchanté, métaphores vives embrasant Phénix.

https://www.leseditionsdunet.com/livre/un-dictionnaire-part-moi

POURQUOI QUE J’ÉCRIS

Pourquoi que je vis
Pour la jambe jaune
D’une femme blonde
Boris Vian

Pourquoi que je vis
Se demande Boris
Pourquoi que je meurs
Sous les bombes russes

Pourquoi que j’écris
Sur mon thésaurus
Des mots aux idées
Des maux de la guerre
Sans foi ni loi
De la boucherie

Pourquoi que je pleure
Sur l’écume des jours
et l’arrache-cœur
de faire ces vers
nécessaires et dérisoires
Ces quelques traces 
Pour l’Histoire

Pourquoi que je vais
Cracher sur la tombe
Des poutinolâtres 
Et de l’autocrate
Enterré vivant
Dans son bunker
Du Kremlin

Pourquoi que je vis
Pour l’amour d’la paix
L’amour de la vie







UKRAINE IV Dorio 07/03/2022

ÉCRIRE COMME POUR NE PAS ÉCRIRE SUR LA MORT D’UNE AMIE





Ce n'est pas de mourir que nous mourrons.
Andrée Chedid
Tu as fait tout un livre
sur Oui 
que tu m’as généreusement dédicacé
Pour ta mémoire
J’évoque ton nom

« Écrire pour ne pas mourir »
Chantait Anne Sylvestre
Écrire je t’aime sur le pain
le levain le sexe
disais-tu

Écrire sur tous les noms de nos vies blanches
Quand elles ont rejoint le paradis des Trépassés
Qui ne vibrent désormais plus
Que sur les lèvres des vivants
Balbutiant sous la cendre
Et coulant le miel
de nos « Feuillets d’Hypnos »

Tu as dit Oui
Juste une pierre noire
Sur une pierre blanche
Ajoutait Cesar Vallejo
Un soir qu’il se souvenait
Qu’il mourrait à Paris
« con aguacero »

Un jour d’orage
Une nuit où le signe paraît sur une ligne rouge
sang vie, vie sang mêlés…

vie mêlée à la mer
dans l’amer de la mort
et le goût jusqu’à la ligne dernière
de l’Éternité


titre : Jeanine Baude était une « connaissance » mais pas « une amie » ; le titre est à prendre dans son sens général.
italiques Jeanine Baude Oui (la rumeur libre 2017) et Juste une pierre noire ( Bruno Doucey 2010)